Coronavirus: quand les entreprises veulent savoir ce que leurs employés font le week-end
Les règles sanitaires s’assouplissant, les employeurs redoutent que leurs salariés contractent le coronavirus pendant leur temps libre et le rapportent au bureau
by Chip CutterLes entreprises ont une nouvelle question à poser à leurs équipes : « Que faites-vous de beau ce week-end ? »
Alors que les Etats se déconfinent progressivement et que les Américains retournent au travail et retrouvent une vie sociale, les employeurs exhortent leurs collaborateurs à faire attention quand ils ne sont pas dans leur cadre professionnel. Un responsable local leur a même conseillé de demander à leurs salariés ce qu’ils faisaient en dehors des heures de bureau. Certaines sociétés redoutent que, de l’obligation de porter un masque à l’installation de bureaux séparés, les nombreuses précautions prises pour limiter la propagation du coronavirus soient réduites à néant si leurs équipes prennent des risques le reste du temps.
Mais la justice a prévenu : il leur faudra faire preuve de retenue pour que la démarche ne se transforme pas en violation de la vie privée.
La protection des salariés dans un contexte d’assouplissement des restrictions mis en place par un certain nombre de villes est un nouveau défi pour les entreprises, qui doivent déjà s’adapter à un monde où l’incertitude est reine.
Neil Blumenthal, co-directeur général de Warby Parker, a organisé une réunion avec ses collaborateurs la semaine dernière. Il leur a notamment rappelé que les quelque 3 000 salariés de la société new-yorkaise d’optique devaient rester sur leur garde pendant le week-end de Memorial Day.
« J’ai terminé sur ces mots : “J’espère que vous passerez un super week-end, mais je vous en prie, restez vigilants. On est tous sur les nerfs, on a tous envie de se faire plaisir. Mais ce n’est pas fini”, raconte Neil Blumenthal. Il y a de nouveaux cas aux quatre coins du pays. »
Avec l’arrivée des beaux jours, de la Caroline du Nord à Hawaï, les grands rassemblements de population se sont multipliés. A Saint-Louis, en contradiction avec ce qui semble être une violation des règles imposées par les pouvoirs publics, le responsable du comté pousse les entreprises à demander à leurs salariés ce qu’ils font le week-end.
Pourtant, sur le plan juridique, ces dernières n’ont que très peu d’emprise sur ce que font leurs collaborateurs en dehors des horaires de bureau, estiment des experts. Un patron peut faire une présentation des risques qui existent et demander à ses salariés de ne pas venir sur leur lieu de travail, mais il ne peut pas leur interdire de se rendre dans un bar, de participer à une fête, ou de prendre les transports en commun pendant leur temps libre.
La Bourse de New York a demandé aux traders qui travaillent dans sa mythique salle des marchés du Lower Manhattan d’éviter de prendre les transports publics. Ces derniers doivent également signer une décharge qui les empêche de poursuivre le NYSE dans le cas où ils contracteraient le virus au travail.
« Je suis un peu inquiet que les Etats rouvrent et que les gens, comment dire.... ne fassent pas vraiment attention, ne respectent pas certaines préconisations sanitaires et finissent par attraper le Covid-19 », a déclaré mardi Cary Dunston, directeur général du spécialiste des meubles de cuisine et de salle de bains American Woodmark Corp, lors d’une conférence téléphonique avec les investisseurs. L’entreprise, installée à Winchester, en Virginie, comptait l’an passé plus de 9 000 salariés répartis dans dix-huit usines.
« Cela m’inquiète depuis le début, déplore de son côté Jay Timmons, qui dirige la National Association of Manufacturers (une association regroupant les entreprises industrielles américaines), un secteur qui a globalement continué de fonctionner au cours de ces dernières semaines. Aujourd’hui, l’économie redémarre et il faut redoubler d’efforts, sans quoi on risque de voir le taux d’infection grimper à nouveau en flèche. »
De façon générale, les salariés n’ont aucune obligation de donner des informations sur ce qu’ils font pendant leur temps libre, rappellent des avocats spécialistes du droit du travail. Mais des enjeux éthiques entrent également en ligne de compte, par exemple quand un membre de la famille tombe malade, précisent des experts, car cela permet au chef d’équipe de prévenir les collègues du salarié en question.
Dans un guide d’une quarantaine de pages, VF Corp., qui possède des marques telles que Vans et The North Face, conseille à ses salariés d’éviter les contacts rapprochés avec les personnes qui ne font pas partie de leur foyer ainsi que les grands rassemblements, où il est difficile de maintenir la distanciation sociale. L’entreprise leur déconseille également, dans la mesure du possible, le covoiturage, les transports en commun, les déjeuners entre collègues et les sorties après la journée de bureau. Par ailleurs, elle prend leur température et leur pose oralement une série de questions avant qu’ils n’entrent dans les centres de distribution et le reste de ses locaux.
Steve Rendle, le directeur général de VF, explique que son groupe s’est demandé comment protéger au mieux ses équipes tout en respectant leur vie privée. VF, basée à Denver, pourrait demander à ses collaborateurs où ils ont voyagé et s’ils ont été en contact avec des personnes ayant été diagnostiquées comme porteuses du virus, poursuit-il. L’entreprise se questionne également sur la manière de réduire les risques liés aux déplacements privés, mais n’a pas encore pris de nouvelles mesures en ce sens. VF possédait, en mars 2020, quatre sites de production, vingt-trois centres de distribution et plus de 1 300 magasins.
« Nous avons une responsabilité collective, parce que ce que je décide pour moi peut avoir des répercussions directes sur le confort et la sécurité des autres personnes : nous devons donc penser les uns aux autres et aux membres de l’équipe avec lesquels nous serons en contact, a déclaré Steve Rendle. Même chose quand vous partez en week-end quelque part. Les questions qui se posent sont : où êtes-vous allés ? Avez-vous été en contact avec une personne testée positive ? »
Les entreprises doivent également miser sur le fait que leurs salariés feront preuve d’honnêteté concernant leur vie en dehors du bureau. Pour Larry Gadea, directeur général du spécialiste des logiciels pour les lieux de travail Envoy Inc., beaucoup de personnes seront honnêtes, mais certaines se tromperont involontairement ou décideront purement et simplement de ne pas dire la vérité.
Sa société développe un questionnaire pour les entreprises qui veulent demander à leurs salariés s’ils présentent des symptômes du coronavirus et s’ils ont récemment été en contact avec un malade. La technologie d’Envoy est déjà utilisée dans de nombreuses entreprises pour enregistrer les visiteurs, suivre les colis ou attribuer des salles de réunion.
Les employeurs sont d’accord pour prendre les précautions nécessaires, poursuit Larry Gadea, mais les risques ne se limitent pas au comportement adopté par leurs collaborateurs. Quand un couple travaille dans deux endroits différents, ses deux membres ne sont pas forcément soumis au même protocole sanitaire. « Si vous allez au bureau et que votre conjointe va travailler de son côté, comment savoir si tout se passe bien dans son cadre professionnel ?, s’interroge-t-il. La perfection n’est pas de ce monde. Ce que nous voulons, c’est minimiser les risques. »
Warby Parker ne demande pas à ses salariés ce qu’ils font en dehors du bureau, précise Neil Blumenthal, mais la société a prévu de mettre en place des questionnaires quotidiens ainsi que des mesures de sécurité pour son usine de Sloatsburg, dans l’Etat de New York. Elle demandera à ses collaborateurs s’ils se sont récemment rendus dans un centre de santé qui traite des patients atteints par le coronavirus, ou s’ils vivent avec une personne qui a été diagnostiquée positive au Covid-19. Mais Warby Parker sait également que protéger les salariés dans ses magasins et sur ses sites ne permettra pas de tout résoudre.
« Quant à demander à nos salariés s’ils sont allés à la plage et s’ils y ont vu d’autres gens, conclut-il, je pense que je ne le ferai pas tant qu’un expert en santé publique ne me l’aura pas demandé. »
Traduit par Marion Issard.