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Retrouvez l’intégralité des chroniques d’Alexandre Vialatte publiées dans La Montagne (1952-1971) dans les deux volumes de la collection Bouquins-Laffont.

Redécouvrir Alexandre Vialatte : La civilisation du Schmilblick

Entre 1952 et 1971, La Montagne a publié près de 900 chroniques d'Alexandre Vialatte, textes truculents, baroques mais aussi graves. Nous vous proposons de redécouvrir, chaque jour, quelques-uns de ces morceaux d'anthologie.

Aujourd'hui celle du14 mai 1957. Où ce qui devait arriver, arriva. Alexandre Vialatte ne pouvait pas ne pas s’égarer, le temps d’une chronique, autour du thème du Schmilblick… À l’époque chère à Pierre Dac et Francis Blanche.

• Louis XVII n Schmilblick • Mouvement hercynien • Fête foraine • Sidérurgie • Fluorescence • Avance du XXe siècle sur ses propres progrès • Massacres de bovins • Derniers secrets de la nature • Civilisation du feu de bois • Fleurs de nénuphar • Grandes recettes • Pied de porc à la Sainte-Menehould • Dignité de l’homme et congés mal payés • Omelette noire • Force de l’asperge • Trois pour le veuf • Grandeur consécutive d’Allah.


Il se passe des choses prodigieuses c’est ainsi qu’à Madère des gens bien informés auraient aperçu Louis XVII, et que d’autre part MM. Pierre Dac et Francis Blanche présentent à L’Amiral l’incroyable Schmilblick. Le Schmilblick est un appareil qui tient de la machine à laver, de la locomotive atomique, du dromadaire, de la pantoufle brodée et de l’usine à tailler les crayons. Il a des bosses comme le chameau et la locomobile d’intérêt folklorique. Comme le chameau il s’agenouille, il soubresaute, il blatère et il éternue. Comme la terre à ses origines, il a ses crises et ses plissements ; il a ses fureurs hercyniennes. Résumons-nous : il est majestueux. Il siffle, il souffle, il crache des confettis, des jets de vapeur et des dragées.

Il est joyeux comme une fête foraine, sérieux comme un laboratoire et vaste comme un continent. On le croirait tombé sur cette terre démodée de quelque étoile née dans un roman de « science-fiction » ; en un mot il a l’air sorti de la cuisine de Marie-Claire. Ripoliné, électronique, sidérurgique, on voit tout de suite qu’il peut aller jusqu’à penser, prédire la pluie, laver les bas, traduire le turc, que sais-je ? enfiler les chaussures. Il a des soupapes, des manettes, des rambardes et des passerelles ; des barres de cuivre et des tubes au néon. Il fonctionne au mazout aussi bien qu’à l’atome ; on peut aussi le faire marcher en le secouant d’un coup de genou il s’entoure alors de halos, d’aigrettes, de feux follets et de fluorescences. Tout cela s’explique au tableau noir par des équations difficiles : Pierre Dac s’en joue, puis il conclut :

« Autre avantage : si le Schmilblick se trouve trop large pour tenir dans votre salle à manger, vous pouvez le remplacer par une tasse d’eau bouillante et un sachet de café en poudre. Le résultat n’en sera pas modifié. »

C’est ce qui prouve combien le XXe siècle est en avance sur ses propres progrès.

Siècle étonnant où le progrès de la veille est déjà en avance sur le progrès du lendemain ! Il dépasse ses progrès d’avance, il anticipe sur l’anticipation. Il n’est plus interdit de penser que l’homme va arracher bientôt à la nature le secret de ses derniers mystères. Ce n’est plus un songe, c’est pour demain. Au lieu de déplacer des monts, de barrer des vallées, d’engloutir des villages, et d’en noyer le clocher avec le sacristain, au lieu de bâtir des centrales atomiques au prix de ces travaux titanesques et de ces massacres de bovins, l’homme trouvera des recettes si simples qu’elles permettront un enfant de tirer l’énergie d’un roseau ; il fera du feu rien qu’en frottant deux morceaux de bois ; il y en a partout dans la nature ; c’est le miracle à portée de la main.

Qu’on ne se moque pas. Les historiens affirment avec foi, les préhistoriens avec preuves, qu’il y eut de telles civilisations. Chacun avait pour ainsi dire dans son gousset sa propre centrale thermique. Chacun pouvait, tout seul et n’importe où, reconstituer la civilisation humaine.

L’homme découvrira dans son corps la possibilité de traverser les fleuves par des combinaisons de mouvements qui le propulseront sur l’eau sans le secours d’aucune embarcation. Il apprendra à faire sortir du coin de sol où il se trouvera, à l’aide de ses seules mains et d’instruments très simples, tout ce qu’il faudra pour le nourrir : des légumes frais, des fruits juteux ; des herbes vénéneuses pour son voisin de palier, purgatives pour son chien fidèle. Ce sera la fin des navires, des conserves, des astronefs. Il aura dépassé la civilisation du paquebot et de l’obus dans la lune.

En matière zoologique il dépassera celle de la seringue, de la semence artificielle et de toutes les complications qui entourent la naissance de l’homme d’une odeur de laboratoire depuis l’observation de la parthénogenèse. Il saura découvrir dans son propre organisme des secrets d’insémination qui assureront sa reproduction par un mécanisme très simple. Il fera lui-même ses enfants. Peut-être même y prendra-t-il plaisir. Et qui n’en voit les avantages ? Il aimera ces enfants qu’il aura faits lui-même. À leur tour ils le chériront. Ils honoreront ses cheveux blancs, ils le recueilleront dans son grand âge, ils lui mettront un peu de paille au grenier, ils lui donneront les restes de la soupe. Ce sera la fin des assurances sociales qui humilient tellement l’homme en le traitant toute sa vie comme un mineur et un incapable.

Délivrée de la prison de l’usine, sa vie ne sera plus que loisirs. Il fera de la cuisine savante au lieu de travailler à la chaîne. Les arts, les lettres fleuriront, les grandes recettes. On verra triompher le pied de porc Sainte-Menehould qui exige trois jours de cuisson pour amener l’os à l’état de gélatine. Les filles de l’homme danseront au bord des fleuves, les cheveux couronnés de nénuphar. Il ne sera plus exploité par d’odieux capitalistes. Il ne pourra plus être question de grèves, de lock-outs, de congés mal payés. Roi dans son île, il la fera lui-même à la mesure de son travail et de son mérite. Il retrouvera sa dignité d’homme.

À moins qu’un jour, faisant un rêve, comme dans Manon, il ne « voie là-bas une maisonnette toute blanche » parée de l’auréole des songes et nimbée du prestige des choses qu’on ne connaît pas. Plus blanche encore que dans Manon ; ripolinée, chimiquement blanche, blanche de la blancheur Persil. Et sur la porte il y aura le mot « usine ».

Car le bonheur, comme disait Dante, se trouve toujours sur l’autre rive.

Telle est la leçon du Schmilblick.

Pour les Américains, le bonheur est dans l’œuf noir. M. O’Neill, fermier de l’Alabama, a réussi à assombrir de cette teinte funèbre, intérieurement, les œufs de sa poule en lui faisant manger des produits colorants. On en fait des omelettes pour les repas d’enterrement. Mais il produit aussi des œufs verts ou violets. Peut-être un jour, de progrès en progrès, parviendra-t-il à en faire de jaunes dont les omelettes auront la couleur du soleil.

Pour tous les hommes, le vrai bonheur est dans l’asperge : elle renforce le sens des responsabilités ; c’est ce que vient de découvrir le professeur Laroche en étudiant l’influence des légumes sur le psychisme des humains. Mais la laitue donne le sens musical et la poire fait l’esprit logique.

Pour les Suédois, enfin, le bonheur est dans le veuvage, si la loi de la prohibition n’est pas supprimée à Stockholm elle y donne droit à une ration d’alcool de deux litres par mois pour l’homme, un pour la femme, trois pour les veufs.

La loi suédoise, compréhensive, encourage le veuvage de l’homme.

Et c’est ainsi qu’Allah est grand

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