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Une marche contre les violences policières demandant « justice pour Adama » le 20 juillet 2019. KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Une nouvelle expertise exonère les gendarmes dans la mort d’Adama Traoré

La famille du jeune homme mort en 2016 à la suite d’une interpellation musclée conteste les conclusions de cette nouvelle pièce du dossier.

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Retour à la case départ. Dans l’affaire Adama Traoré, jeune homme de 24 ans mort sur le sol de la caserne de Persan (Val-d’Oise) en juillet 2016 à la suite d’une interpellation musclée par les gendarmes, la dernière expertise médicale en date, que Le Monde a pu consulter, affirme que la victime « n’est pas décédée à la suite d’une asphyxie positionnelle mais d’un œdème cardiogénique ».

Selon les trois médecins mandatés par les juges d’instruction, une défaillance cardiaque serait donc à l’origine de sa mort, ce qui exonère les trois gendarmes ayant pris part à son interpellation. Cet avis, qui intervient après une autopsie, une contre-autopsie, un examen anatomopathologique, un contre-examen, un premier rapport médical, puis un second, rejoint les conclusions de la première expertise, réalisée en 2016.

Dans cette affaire, les expertises médicales censées faire la lumière sur les causes de la mort se succèdent depuis plus de trois ans sans parvenir à des résultats définitifs convaincants. Si toutes concluent à une mort par asphyxie, elles divergent sur son origine.

L’une attribue la mort d’Adama Traoré à la compression exercée sur sa cage thoracique lors du « plaquage ventral » par les trois gendarmes. Cette technique est dangereuse mais autorisée. C’est la version retenue par les proches de la victime. D’autres l’expliquent par une ou plusieurs fragilités antérieures du jeune homme. C’est ce que défendent les agents des forces de l’ordre, qui ont été placés sous le statut de témoin assisté – un statut judiciaire qui se situe entre le témoin et le mis en examen – pour les faits de non-assistance à personne en danger.

Rebondissement judiciaire

La première expertise formulait l’hypothèse d’une défaillance cardiaque due à une malformation, qu’une contre-expertise menée par un collège de quatre experts, dont un cardiologue, est venue démentir. Un nouvel avis a ensuite avancé la piste d’une réaction en chaîne à la suite d’un effort important − une course de quinze minutes sous une forte chaleur −, due à deux maladies bénignes dont il était affecté, la sarcoïdose et la drépanocytose. Une version en partie contredite par les investigations techniques, qui ont révélé que la distance parcourue par Adama Traoré peu avant son interpellation était de 450 mètres seulement.

En 2019, à la demande et aux frais des parties civiles, une nouvelle expertise pointait du doigt la méthode d’interpellation utilisée. « L’absence de pathologie cardiaque était depuis un élément acquis, c’était une certitude », affirme Me Yassine Bouzrou, avocat de la famille Traoré. « Sûrement pas, rétorque Me Rodolphe Bosselut, avocat de deux des gendarmes mis en cause. Il n’y a qu’une seule expertise, celle commandée par les parties civiles, qui l’écarte. (…) Une chose est sûre, la dernière expertise conclut très clairement que les gestes d’interpellation des gendarmes ne sont pas la cause du décès. » En réalité, deux expertises – dont celle commandée par les parties civiles – ont balayé la thèse de la faiblesse cardiaque.

Le combat de la famille Traoré et de sa porte-parole charismatique, Assa Traoré, la sœur aînée du défunt, est devenu l’un des symboles de la lutte contre les violences policières. A chaque rebondissement judiciaire, la mort de son petit frère suscite la colère et l’indignation des quartiers populaires qui dénoncent « une procédure très violente » jalonnée de « mensonges » et de manifestations d’« acharnement » contre la famille du défunt.

« Un contexte de stress intense »

« Ces médecins ont été choisis pour exonérer les gendarmes, accuse Me Yassine Bouzrou, qui remet en cause l’éthique des praticiens de la dernière expertise et demande à ce que les juges prennent en compte l’expertise précédente. Les juges ont pris un an pour les trouver, ils ont une absence totale de compétence dans les domaines qui nous intéressent, il n’y a aucune trace de conversations avec de vrais experts. »

En 2018, Me Bouzrou avait déposé une plainte devant le conseil départemental de l’ordre des médecins des Hauts-de-Seine visant l’auteure de la première expertise. Il estime qu’elle a « commis des manquements déontologiques qui ont entravé la manifestation de la vérité » dans cette affaire. Il parlait alors de « certificat de complaisance » sur commande du parquet. L’affaire est toujours en cours.

La dernière expertise médicale, datée du 24 mars, juste après le début du confinement, « ne trouve pas de pathologie évidente expliquant cet œdème cardiogénique » et l’attribue à l’association de plusieurs éléments : une sarcoïdose pulmonaire, une cardiopathie hypertrophique, un trait drépanocytaire, le tout « dans un contexte de stress intense » et « d’effort physique », « sous concentration élevée » de cannabis. « C’est un nouveau déni de justice, dénonce Assa Traoré. Nous allons porter plainte devant l’ordre des médecins contre ces médecins charlatans aux ordres des juges. »

Cette dernière expertise s’appuie également sur le témoignage d’un homme chez qui Adama Traoré était venu se réfugier alors qu’il était poursuivi par les gendarmes : il décrit le jeune homme comme étant très essoufflé, assis par terre, respirant bruyamment et n’arrivant pas à parler. Les experts concluent à une détresse respiratoire antérieure à l’interpellation.

« Absurde ! », tonne Me Bouzrou, qui évoque un « faux témoignage ». « Nous avons des éléments qui nous font penser qu’il fait l’objet de pressions de la part des gendarmes. On a demandé à ce que ce témoin soit auditionné par la juge d’instruction, il a refusé de se présenter. La loi l’y oblige, mais la juge refuse de l’obliger. » Pour Me Bosselut, ces accusations sont « une vaste blague » : « Le dossier fait état de nombreuses pressions et menaces de la part de la famille Traoré sur ce témoin, qui s’en est plaint à neuf reprises. »

Reconstitution

En février, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris avait rejeté la demande des parties civiles d’organiser une reconstitution de l’interpellation. Cette demande avait été rejetée une première fois en avril 2019 par les deux juges d’instruction chargées du dossier. Mais la procureure générale près la cour d’appel de Paris avait rendu trois mois plus tard un réquisitoire favorable à la tenue de cette reconstitution, à laquelle l’inspection générale de la gendarmerie nationale s’était déclarée favorable.

« On va la faire, on va l’organiser nous-mêmes dans les prochains mois. On invitera le parquet, les juges, tout le monde », déclare Assa Traoré, qui réclame la mise en examen des gendarmes et la tenue d’un procès.

Pas certain que le dernier rapport de synthèse signe la fin de ce marathon médico-légal. « En matière judiciaire, ce n’est jamais le bout », commente Me Bosselut. Les parties civiles ont un délai de quinze jours pour demander une contre-expertise.