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Au théâtre national de Taiwan, à taipei en 2008.
Photo Pichi Chuang. Reuters

Le masque défigure-t-il réellement nos rapports à autrui ?

Crise sanitaire oblige, le port du masque se répand. Comme lecteur de Levinas, imaginons ce que le philosophe aurait pu penser d’une telle redistribution de la «clarté» au sein de l’espace public.

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Tribune. Face à l’usage du masque qui se généralise, entre conseil et obligation, on a pu entendre et lire, çà et , des intellectuels convoquer la figure du très grand philosophe lituanien, naturalisé français, Emmanuel Levinas (1906-1995). D’ordinaire, en effet, Levinas se présente comme le philosophe du «visage» ; ce visage que les masques obstrueraient précisément, en bouleversant nos rapports sociaux.

Pour Levinas, la relation véritable à autrui passe, d’abord et avant tout, par la rencontre avec un «visage». S’adresser à autrui, c’est s’adresser prioritairement à un «visage» dont la nudité, entendue comme dénuement, requiert notre humanité. Aussi, dans le contexte qui nous préoccupe, certains commentateurs croient bon d’affirmer, Levinas à l’appui, que la gêne infligée par ce masque, nous dévoilerait, a contrario, l’éminence d’un visage à découvert, sans laquelle toute la délicatesse de nos échanges disparaîtrait.

Eu égard à l’œuvre du philosophe, il s’agit là pourtant d’une description psychologisante, à la limite du contresens (qu’expliquent probablement le temps et l’espace médiatiques propices aux raccourcis).

Pour commencer, comprenons que le «visage» chez Levinas ne renvoie pas à une partie du corps. Le «visage» lévinassien constitue un concept, qui relève lui-même d’une économie conceptuelle beaucoup plus large.

Du visage au concept de «visage»

Le philosophe part d’une expérience qui a le statut d’un fait culturel dominant : notre visage, au sens courant, exprime notre individualité de façon privilégiée. Chaque visage paraît unique et concentre l’expression de notre être : il parle, écoute, regarde, sourit…

Sur la base de cette expérience, Levinas bascule alors vers le concept de «visage». Au plan rigoureusement philosophique, rencontrer un «visage» devient cette sensibilité très particulière à de l’infigurable. Ce qui fait le «visage» d’autrui, ce qui le singularise, consiste en ce je-ne-sais-quoi d’insaisissable en lui, avec lequel j’entre en rapport et qui pourtant m’échappe absolument.

Le «visage», philosophiquement parlant, est donc intouchable et c’est en cela qu’il me touche ou me parle profondément. Le «visage» fonctionne comme un dehors inatteignable, radicalement étranger au monde qui est le mien. Mais c’est de cette manière qu’il tient ma conscience en éveil. Au lieu de rêvasser tranquillement, comme lors d’une promenade solitaire, le moi, au contact du «visage», est propulsé, tout à coup, sans retour possible, sous le mode de l’attention. L’étrangeté qui se joue dans le «visage» est à l’origine de toute conscience, au sens d’être attentif.

L’œuvre de Levinas va de la sorte rendre compte de deux choses essentielles. L’origine de la conscience est involontaire : je ne choisis pas d’avoir conscience, c’est l’autre qui provoque mon réveil. D’autre part, puisque être attentif, c’est être attentif à l’autre qui scintille dans la grâce du «visage», la conscience a fondamentalement un sens éthique. Etre, c’est se sentir malgré soi responsable des autres. «L’épiphanie du visage comme visage, ouvre l’humanité. Le visage dans sa nudité de visage me présente le dénuement du pauvre et de l’étranger…» (1) Répondre au «visage», c’est répondre d’autrui.

Envisager le masque autrement

Fort du concept lévinassien, si nous revenons maintenant à l’expérience, il apparaît que le «visage» d’autrui n’est pas localisé : le «visage» n’est pas la figure. La singularité d’autrui, son «visage», peut nous toucher tout autant à travers une allure, un sourire, un geste, une caresse, un regard, une parole, une odeur (l’odeur de sainteté)…

Par ailleurs, le concept est susceptible de s’étendre, en quelque sorte, aux choses elles-mêmes. Parce que les choses que nous rencontrons, dans notre univers social, sont produites par autrui, elles ont du sens, elles nous «parlent». Les choses ou les œuvres peuvent avoir comme un «visage», qui serait la signature d’autrui, sa marque de fabrique. «Sur toutes choses, à partir du visage et de la peau humains, s’étend la tendresse. […] La poésie du monde n’est pas séparable de la proximité par excellence ou de la proximité du prochain par excellence.» (2)

On l’aura déjà compris : ce n’est pas parce qu’autrui porte un masque que son «visage» est nécessairement oblitéré. Mieux encore : la figure masquée, autrui me rappelle à ma responsabilité, celle de prendre soin des autres. Le port du masque a un «visage» : il tient ma conscience en éveil.

Le sociologue nous objectera que la signification du masque dépend plutôt du contexte où elle se produit. Le masque ne fait sens que dans un contexte de crise sanitaire : il se distingue ainsi du masque carnavalesque, du masque porté par le criminel, du masque culturel ou religieux… D’autre part, nous le portons pour nous conformer à un usage qui est le fait d’une régulation sociale, laquelle, sociologiquement parlant, transcende les individus. Le port du masque répondrait davantage au conformisme qu’à une inquiétude éthique. Au mieux, la part d’initiative s’expliquerait par une motivation psychologique : la peur de la contamination.

Si la société ne se réduit pas à une mécanique sociale, où la réaction des uns s’ajusterait spontanément à la réaction des autres, si toute société comporte une part vivante qui l’interdit de se boucler en système, c’est qu’elle est travaillée, au bout du compte, par l’inquiétude éthique passant par le «visage». La sensibilité à autrui, par son intime discrétion, agite d’une manière ou d’une autre les institutions, en les troublant et empêchant de la sorte la pétrification d’elles-mêmes et des individus qui s’y retrouvent pris. Nos comportements, aussi déterminés soient-ils par les institutions socioculturelles et politiques, dans la mesure où ils manifestent, fût-ce malgré eux, quelque souci de l’autre, comportent la trace vivante d’une responsabilité que nous n’avons pas choisie, mais constitue notre humanité. Une humanité infigurable (comme l’est l’altérité du visage qui la provoque) se jouant au-delà de telle ou telle culture, institution ou histoire.

Contre les idioties

A cet égard, l’expression «distanciation sociale» est particulièrement malheureuse. Car c’est au nom de la sollicitude envers notre prochain que nous maintenons une distance physique. Celle-ci est donc bien une manière pour nous de faire sentir à l’autre qu’il nous est proche.

Enfin, l’éthique lévinassienne ne peut qu’interpeller la conduite de ces hédonistes en mal de reconnaissance. Nous voulons parler de ceux qui crient au «sanitairement correct», au prétexte que vivre librement ne va pas sans risques, qu’ils seraient prêts à prendre. Absorbés par leur petite personne qu’ils estiment sans doute audacieuse et raffinée, ils sont au fond dérangés par l’essentiel : le masque est une manière de traduire en acte cette responsabilité qui nous lie primitivement les uns aux autres. La suffisance des hédonistes est la marque de leur insuffisance, en termes d’humanité.

(1) Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p. 234, 7,90 €.

(2) Emmanuel Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 2001, p. 318, 12 €.