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Dans la Corne de l’Afrique, la liaison ferroviaire Addis-Abeba - Djibouti a été construite avec une expertise et des capitaux chinois.
© Sipa Press

«En Afrique, les Occidentaux cherchent à mettre en porte-à-faux la diplomatie chinoise dont la générosité affichée est relative»

« La Chine accepte rarement les annulations de dettes pures et simples. Elle ne devrait pas changer de comportement, ne serait-ce que parce que cela l’obligerait à plus de transparence, un exercice auquel elle n’est pas préparée », explique le sinologue Thierry Pairault

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La rivalité entre la Chine, les Etats-Unis et l’Europe rebondit en Afrique à l’aune de la réponse à la crise sanitaire. Sinologue et directeur de recherche émérite (CNRS/EHESS), Thierry Pairault revient sur cet affrontement et ses conséquences pour les pays du sud de la Méditerranée.

La Chine mène une diplomatie du masque très active en Afrique dans laquelle la politique semble au moins aussi importante que la santé…

Profitant du coronavirus, la Chine est particulièrement active pour recréer ou conforter ses réseaux dans les pays en développement. Il y a des enjeux historiques et la période actuelle permet de réactiver l’esprit et la solidarité des pays non alignés exprimés lors de la Conférence de Bandung en 1955. Le discours anti-occidental prospère à Pékin à l’heure du bras de fer avec les Etats-Unis. La Chine met en œuvre une communication volontariste et flamboyante à travers sa diplomatie du masque. Le discours est bien rodé et vient combler un vide, car les pays occidentaux n’ont pas grand-chose à raconter qui séduise les pays en développement. De ce point de vue, Pékin joue sur du velours.

« Il est difficile de le savoir exactement, mais l’endettement à l’égard de la Chine n’est pas aussi important qu’on le pense »

Les Occidentaux mettent la pression sur la Chine pour qu’elle annule la dette envers les pays africains. Quel est son montant ?

Il est difficile de le savoir exactement, mais l’endettement n’est pas aussi important qu’on le pense. Récemment, les médias francophones ont avancé le chiffre de 145 milliards de dollars qui représenterait 40 % de la dette africaine. En fait, il s’agit du montant des prêts publics bilatéraux octroyés par la Chine entre 2000 et 2017 aux pays d’Afrique subsaharienne. Or, certains de ces prêts ont déjà été remboursés, sont en voie de l’être ou ont été annulés. En 2017, le montant de la dette bilatérale que l’Afrique subsaharienne devait à la Chine pouvait être de 58 milliards de dollars, soit 13 % de la dette totale à long terme ou 17 % de la dette bénéficiant d’une garantie publique. On est loin des 40 %. Mais pour en estimer l’impact budgétaire annuel, il faudrait connaître le service de la dette, c’est-à-dire l’ensemble des remboursements du principal et du paiement des intérêts.

Un certain nombre de contrats semblent mentionner aussi des remboursements en matières premières…

Certains contrats font l’objet de clauses en garantissant le secret et donc certains prêts ne sont pas connus. Certains incluent des remboursements en matières premières. Avec la baisse des cours de ces produits comme le pétrole, la Chine s’est rendu compte qu’elle était perdante, d’où leur raréfaction. Il y a aussi les prêts accordés directement par les entreprises chinoises à des Etats, dont on ne connaît généralement pas les termes.

La Chine n’a qu’un statut d’observateur au Club de Paris, groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de restructurer collectivement les dettes. Voyez-vous Pékin participer à un effort collectif d’annulation de dette des pays africains ?

La Chine accepte rarement les annulations de dettes pures et simples. Elle ne devrait pas changer de comportement, ne serait-ce que parce que cela l’obligerait à plus de transparence, un exercice auquel elle n’est pas préparée. Elle préfère négocier de manière bilatérale avec les pays du Sud. Pékin devrait toutefois faire quelques gestes sur la dette africaine au-delà du moratoire, en proposant des restructurations, ne serait-ce que pour ne pas perdre la face publiquement alors que les pays occidentaux cherchent à l’attirer dans un piège de l’annulation de dette.

Les pays africains ont récemment critiqué Pékin à propos du traitement de leurs ressortissants durant le confinement en Chine. Est-ce la fin de l’idylle ?

Au-delà de critiques somme toute assez limitées, la voix des pays africains ne semble pas assez puissante pour forcer la Chine à véritablement modifier son comportement. Les Etats africains ont trop besoin de la Chine sur le double plan politique et économique. Et les pays occidentaux cherchent surtout à la mettre en porte-à-faux par rapport à une diplomatie dont la générosité affichée est très relative. Une étude récente du Centre pour le développement global (CDG), un think tank basé à Washington, montre que les conditions de prêts de la Banque mondiale sont en règle générale plus avantageuses que celles accordées par les banques publiques chinoises. Mais le montant des prêts de ces dernières est souvent beaucoup plus élevé, ce qui fait la différence quand il faut financer de grands projets d’infrastructures.

« Les pays d’Afrique du Nord pourraient plus facilement profiter de relocalisations que ceux d’Afrique subsaharienne »

La crise actuelle est-elle de nature à remettre en cause un certain nombre de grands projets chinois en Afrique, notamment à l’Est ?

La vitrine chinoise dans la Corne de l’Afrique connaît une période difficile. Plus de deux ans après son inauguration, la liaison Addis-Abeba - Djibouti construite avec une expertise et des capitaux chinois est à la peine d’autant que la capacité de transformation industrielle et commerciale des zones franches chinoises a été à l’évidence très surévaluée. D’ailleurs, l’Ethiopie est récemment allée renégocier sa dette sur le chemin de fer. De surcroît, elle s’ouvre à des concurrents naturels de Djibouti pour son accès à la mer et entreprend de construire des liaisons avec des financements non chinois à destination du port de Berbera au Somaliland, de Port-Soudan au Soudan et de Massawa en Érythrée...

L’Europe évoque des relocalisations industrielles au niveau régional. L’Afrique en profitera-t-elle en raison de sa proximité ?

Les relocalisations éventuelles se feront dans un contexte différent des délocalisations initiales. Jusqu’à une période récente, les coûts de main-d’œuvre prévalaient dans le choix des industriels. Or, c’est la proximité des marchés sur fond de robotisation qui fonde actuellement la relocalisation avec une multiplication des centres de production. Donc, les industriels se tourneront surtout vers les pays proches de leurs marchés disposant d’ingénieurs compétents à des salaires avantageux. Les pays d’Afrique du Nord pourraient plus facilement en profiter que ceux d’Afrique subsaharienne. La Chine a de son côté renoncé à délocaliser ses industries. Elle pousse aussi à la robotisation : quitte à avoir des chômeurs, autant garder les bénéfices de la production sur son territoire.