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Travail au noir : ce qu'on y gagne... et ce qu'on risque !

Les dispositifs fiscaux incitatifs n’y font rien, les menaces de sanctions de Bercy non plus : dans de nombreux secteurs, les Français continuent de payer de la main à la main.


Bon, voilà le topo. Je refais votre studio de 20 mètres carrés pour 20.000 euros hors taxes, avec la TVA à 10% on est donc à 22.000. Si vous réglez la moitié des travaux de la main à la main, soit 10.000, vous économisez 1.000 euros de TVA et je vous fais un rabais supplémentaire de 1.000 euros.» Les négociations ont démarré tambour battant avec Michel, un petit entrepreneur en bâtiment recommandé par un ami, à qui l’on proposait de rénover complètement un studio, y compris la douche et l’installation d’une kitchenette. En discutant un peu plus, on lui a encore gratté 1.000 euros.

Ah le bonheur des transactions en cash ! Tout le monde bien sûr ne se laisse pas tenter. Mais la combine a de quoi séduire les moins scrupuleux. Elle permet à la fois à un entrepreneur – un artisan du bâtiment dans le cas présent, mais cela aurait aussi bien pu être un déménageur ou un garagiste – de s’asseoir sur une partie de la TVA et des charges sociales de son personnel tout en minimisant son revenu aux yeux du fisc. Le client, lui, grignote au passage une ristourne, en général de 10 à 25% du prix TTC affiché, soit la TVA et parfois un «petit geste» supplémentaire. Et quand ce même client se retrouve à son tour en position d’employeur avec une femme de ménage, un jardinier ou un professeur particulier, la tentation du noir ou du «gris», un travail déclaré en partie, est exactement la même. Il s’agit, là aussi, d’éviter de régler tout ou partie des charges sociales qui alourdissent l’addition d’un tiers. Et l’employé n’a pas forcément le choix s’il veut décrocher le job.

Le phénomène est d’autant plus difficile à contrecarrer qu’il est multiforme, des grands chantiers où s’activent des sous-traitants pas forcément très réglos aux services à domicile des Français, en passant par les leçons de musique ou la garde du chat. Mais à ce genre de petit jeu, ce sont toujours l’Etat et la solidarité nationale qui sont perdants. Selon les dernières estimations du Haut Conseil du financement de la protection sociale, organisme qui dépend de Matignon, le manque à gagner pour l’Urssaf est compris entre 5 et 6,5 milliards d’euros par an.

Devant l'ampleur du phénomène, les redressements pour travail dissimulé se sont intensifiés : ils sont passés de 320 millions à 641 millions d’euros entre 2013 et 2018 selon l’Acoss (Agence centrale des organismes de sécurité sociale). «Nous ciblons d’abord le BTP, de loin le domaine le plus touché, résume Emmanuel Dellacherie, son directeur de la réglementation, du recouvrement et du contrôle. Si l’on y ajoute l’hôtellerie-restauration et le commerce, on couvre près de 70% des infractions aux cotisations sociales. » Reste que les prises, basées en partie sur des signalements mais le plus souvent menées suivant des contrôles aléatoires, passent à côté de nombreuses infractions.

Il suffit de se rendre tôt le matin à proximité d’une grande surface spécialisée, comme une Plateforme du bâtiment ou un Leroy Merlin, et de compter les ouvriers qui y attendent pour vendre leur force de travail sur des chantiers en cours. On n’imagine pas une seconde qu’ils exigent une feuille de paie. «La plupart sont sans papiers et certains, même qualifiés, sont prêts à travailler pour seulement 60 euros la journée», soutient un artisan qui admet utiliser occasionnellement cette main-d’œuvre corvéable à merci, moyennant un équivalent du Smic payé en liquide.

L'exemple d'une famille qui a économisé 3936 euros en un an en réglant certains services en liquide

Une fois payés la garde d’enfants, le baby-sitting et le ménage, ce couple aisé a atteint le plafond de dépenses – 15.000 euros dans l’année – donnant droit à un crédit d’impôts. Au-delà, régler de la main à la main lui coûte moins cher.

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Que risque donc une entreprise contrevenante si elle se fait coincer par des inspecteurs de l’Urssaf ? Il lui faudra régler des cotisations impayées, majorées de 25 à 40% selon l’ampleur de l’infraction. La moyenne des redressements s’établit aux alentours de 170.000 euros. S’y ajoutent parfois jusqu’à trois mois de fermeture administrative. En revanche, les peines de prison pour les patrons fraudeurs aux charges sociales, jusqu’à trois ans, restent rarissimes. Pour les employeurs particuliers, le risque est de se retrouver aux prud’hommes. Si jamais un salarié au noir fait valoir, par exemple, une rupture de contrat abusive, il peut récupérer une indemnité forfaitaire équivalente à six mois de salaire.

Sauf miracle, l’Urssaf en profitera pour réclamer les cotisations impayées. Le plus dangereux ? Un accident de travail de l’employé non déclaré. Dans ce cas, toujours possible, les frais de santé sont à la charge de l’employeur indélicat, qui peut aussi être amené à régler une indemnisation pour le préjudice subi, voire le versement d’une rente à vie si le salarié en question reste handicapé. La punition est susceptible d’être aggravée par une amende d’un maximum de 45.000 euros.

Mais cet arsenal répressif ne semble pas capable d’éradiquer une pratique considérée comme plus ou moins normale au pays des Gaulois. Les artisans que nous avons interrogés ne voient pas le paiement en liquide comme une fin en soi, mais plutôt comme une sorte d’arrangement bien pratique. «Pour une intervention pas trop complexe, je demande 50 euros pour le déplacement et 50 pour le boulot, calcule un électricien. En principe, il faudrait que je me déplace pour faire un devis puis que je revienne si le client est OK. Il y en aurait pour 180 euros, pour le double de temps, ça n’aurait pas de sens et je ne le ferai même pas !»

«Si un gars veut me payer en cash, je veux bien lui faire économiser la TVA. Mais c’est tout, car je refuse de marchander, balaie pour sa part un garagiste de la banlieue sud. A la rigueur, si quelqu’un m’apporte les pièces, je les pose vite fait contre quelques billets, mais je le préviens que c’est à ses risques et périls si la pièce n’est pas de qualité.»

Même ambiance chez les restaurateurs et commerçants qui, eux, ne font pas de rabais à leurs clients mais dissimulent une partie de leurs revenus. «Il y a une vraie culture du cash dans nos milieux, comme si c’était normal de gruger l’Etat», rapporte Xavier Denamur, restaurateur dans le quartier du Marais à Paris et auteur de «Et si on se mettait enfin à table ?» (éd. Calmann-Lévy). La pratique est bien connue de tous les professionnels. «Chaque fois que j’achète une partie de mon stock en liquide, je dois mettre la recette correspondante de côté», résume Laurent, le patron d’un bar lillois . Ainsi, quand notre cafetier se fournit pour 600 euros d’alcool en cash dans un supermarché et qu’il le revend six fois plus cher, il lui faut sortir 3.600 euros de sa comptabilité. Mais cela ne suffit pas toujours pour éviter de se faire pincer.

Le fisc connaît en effet parfaitement la proportion des recettes perçues en cash par les cafetiers : elle est au minimum de 40%. Il attend donc des professionnels qu’ils apportent eux-mêmes à la banque de l’argent liquide. S’ils choisissent d’en garder une partie par-devers eux pour faire leurs petites affaires, cela risque de se voir… Autre problème posé par le liquide, selon Pascal : «Il faut surveiller de près le personnel, qui pourrait en profiter pour se servir, et, si l’on a plusieurs établissements, mieux vaut placer des gens de confiance.»

Pour lutter concrètement contre la dissimulation d’une partie des revenus dans les bars-restaurants et les commerces, Bercy a aussi imposé, depuis la fin 2018, que les caisses soient équipées de logiciels dits «infalsifiables». Fini donc, en principe, les programmes informatiques capables de tenir discrètement une double comptabilité. Seulement, là encore, les petits malins semblent capables de s’en sortir : il suffit de ne pas imprimer de ticket pour que la transaction ne soit pas enregistrée. «Si vous donnez un reçu de paiement à 2 clients sur 3 seulement, à la fin de la journée, ça en fait des pièces et des billets qui ne sont pas comptabilisés », témoigne une jeune femme qui travaille régulièrement dans une boulangerie, dont les comptes ne sont pas des plus transparents.

Le législateur n’est pas non plus resté les bras croisés pour réguler les services à domicile, comme le ménage, les gardes d’enfants ou le jardinage. Pour pousser les particuliers à déclarer leurs employés et donc à payer les charges sociales, il a mis en place des allègements fiscaux qui ne sont pas négligeables, puisqu’ils rendent le travail officiel moins cher que le travail au noir. Un calcul très simple permet de le confirmer : si vous payez une femme de ménage 13 euros net l’heure, soit 18,26 euros charges comprises, le fisc vous en remboursera la moitié, soit 9,13 euros Cela vous revient donc moins cher que de payer votre employée 10 euros de la main à la main.

Et pourtant, de très nombreux particuliers continuent de ne pas déclarer leurs employés ou de ne le faire qu’en partie. Selon le dernier baromètre de Oui Care, société leader du service à la personne (300 millions d’euros de chiffre d’affaires pour environ 17.000 collaborateurs) qui publie régulièrement un baromètre sur la question, 54% des Français admettent avoir recours à du travail dissimulé pour le baby-sitting, 42% pour l’accompagnement des seniors, 37% pour les gardes d’enfants en journée ou encore 23% pour le jardinage. Comment expliquer cette résistance des écornifleurs ?

Elle tient sans doute en partie au plafonnement du crédit d’impôts pour les gros utilisateurs de service à domicile – au-delà de 12.000 euros (15.000 avec deux enfants), la déduction fiscale ne s’applique plus. La phobie administrative de certains particuliers joue probablement : alors même que l’accès au Cesu est très simple, beaucoup d’entre eux continue de ne pas vouloir s’embêter avec de la paperasse pour une simple affaire de petits jobs comme la garde d’enfants ou les cours particuliers.

«Il y a aussi une certaine méconnaissance du système, notamment pour les services aux personnes âgées dépendantes. Souvent leur entourage est pris de court et croit à tort qu’une assistance à domicile reviendra moins cher si elle n’est pas déclarée », observe Guillaume Richard, de Oui Care. A cela s’ajoutent les réticences de certains salariés qui préfèrent eux-mêmes ne pas être déclarés, pour éviter d’atteindre un niveau de revenus qui leur ferait perdre diverses aides sociales. Ou tout simplement parce que ce sont des étrangers en situation irrégulière.

Mais le vrai problème tient peut-être à une simple question de calendrier. Entre le moment où le particulier règle le salaire de son employé et celui où l’Etat lui rembourse la moitié de la note, il peut s’écouler plusieurs mois. Jusqu’à l’an dernier, le crédit d’impôts était en effet versé en septembre de l’année suivant le règlement des paies. Pour réduire cet interminable délai, l’administration a certes décidé d’avancer de sept mois le paiement d’une partie (60%) de la somme : il est désormais effectif dès janvier. Mais ce dispositif est un peu bancal. L’administration fiscale ignorant à ce moment les sommes dépensées par le particulier employeur l’année précédente, cet acompte est en effet calculé sur les dépenses de l’année N – 2.

Du coup, ceux qui ont moins dépensé, par exemple, en 2019 qu’en 2018 risquent de devoir rembourser un trop-perçu en septembre. Une vraie usine à gaz et une cause supplémentaire de stress pour les particuliers employeurs. «Si le crédit d’impôts était instantané, cela simplifierait vraiment les choses», plaide Antoine Grézaud, directeur général de la Fédération du service aux particuliers, organisation patronale du secteur. Selon lui, il y aurait moyen d’officialiser au moins 250.000 emplois ! La formule doit théoriquement être testée dans quelques départements à la rentrée de septembre. Le bon vieux travail au noir à domicile va avoir du souci à se faire...