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La France placée en liberté conditionnelle

Depuis le début de la crise, Edouard Philippe fixe des échéances, des bornes temporelles dans sa gestion de l’épidémie. Une obsession du calendrier que ne partage pas le chef de l’Etat

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Le Premier ministre Edouard Philippe a annoncé jeudi soir la « phase 2 du déconfinement », durant laquelle les libertés seront plus nombreuses que les interdictions. Une nouvelle échéance est fixée, cette fois au 22 juin, pour un retour plus complet encore à la vie normale.

C’est un retour à « une vie presque normale » qu’a annoncée jeudi Edouard Philippe : limite des 100 km levée, réouverture des lycées, des cafés-restaurants et des parcs… « La liberté va redevenir la règle et l’interdiction l’exception », a résumé le Premier ministre.

Mais parce que le virus « est encore présent, à des degrés divers, sur tout le territoire », qu’il nous faut « rester vigilants » et « ne pas brûler les étapes », les interdictions restent nombreuses, notamment en « zone orange » (Ile-de-France, Guyane et Mayotte). Ainsi, seules les terrasses des cafés, bars et restaurants rouvriront dans ces trois zones et les salles de spectacles et théâtres y resteront fermées.

De plus, fidèle à sa méthode, Edouard Philippe a posé un nouveau cliquet : après la « phase 1 » du déconfinement (11 mai au 2 juin), le Premier ministre a annoncé jeudi la « phase 2 » (2 au 22 juin). Les cinémas par exemple ne rouvriront que le 22 juin sur tout le territoire, ainsi que les colonies de vacances et les événements culturels et sportifs organisés dans l’espace public.

Revoyure. Car, on l’a vu depuis le début de la crise sanitaire, le Premier ministre invente des séquences, fixe des échéances, des clauses de revoyure, etc., en fonction de considérations diverses et variées. La nouvelle borne du 22 juin est désormais la date à laquelle les Français peuvent espérer retrouver une vie « normale », ou se voir renvoyés à la « phase 3 » du déconfinement, déjà prévue sur les documents de Matignon…

Une technique propre à Edouard Philippe, qui ne cesse de provoquer des tensions avec le chef de l’Etat depuis le début de la crise du coronavirus. « La bataille avec le Premier ministre se joue sur la question du temps, résume un interlocuteur régulier d’Emmanuel Macron. Philippe et Ribadeau-Dumas [son directeur de cabinet] sont obsédés par le calendrier. »

Il est vrai que la gestion du temps est une question clé en politique. « L’idée du calendrier, c’est confortable pour le dirigeant et rassurant pour l’opinion, souligne Christophe de Voogd, professeur d’histoire des idées politiques à Sciences Po. Mais s’il y a une discordance entre l’agenda du dirigeant et le ressenti de la population, comme sur la fermeture des cafés-restaurants ou des parcs et jardins ces derniers jours, on atteint la limite de la technique. »

En outre, il apparaît clairement que les deux têtes de l’exécutif n’ont pas le même tempo. Emmanuel Macron n’a eu de cesse, tout au long de cette crise, de bousculer les échéances, d’assouplir le cadre fixé par Edouard Philippe. C’est lui qui, le 13 avril, alors que la France est confinée depuis quatre semaines, annonce le déconfinement à compter du 11 mai. « Contre l’avis de tous, y compris de son Premier ministre », atteste un proche du Président.

Contretemps. Emmanuel Macron donne « quinze jours » au gouvernement pour présenter un plan de déconfinement. Une semaine plus tard, le Premier ministre annonce qu’il présentera ce plan « dans quinze jours ». Un contretemps que l’Elysée n’admet pas : les modalités du déconfinement seront bien exposées quinze jours après le discours du Président, soit le 28 avril, devant l’Assemblée…

Mais Edouard Philippe, davantage à l’écoute de la haute administration que du Président, fait de la résistance : le 28 avril, les Français découvrent que le 11 mai est repoussé, pour beaucoup d’entre eux, vivant en « zone rouge », et pour nombre d’activités, au 2 juin, tant les restrictions sont encore nombreuses. « Tous les cercles de pouvoir, à commencer par Matignon, ont tout fait pour relativiser la date du 11 mai, le Président était très seul », observe un vétéran de la Macronie.

Le calendrier des élections municipales a lui aussi fait l’objet de vifs désaccords au sein du couple exécutif. Edouard Philippe, candidat au Havre, s’est montré beaucoup moins prudent sur ce sujet-là, souhaitant maintenir le premier tour au 15 mars, à l’unisson de l’opposition. Puis décidant dans la foulée, malgré l’incertitude à l’époque sur l’évolution de l’épidémie, l’organisation du second tour avant l’été. Celui-ci est reporté « au plus tard en juin 2020 », précise ainsi la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020.

Un décret du 28 mai prévoit finalement que le second tour des municipales aura lieu le 28 juin, malgré les réticences du président de l’Assemblée Richard Ferrand, le patron de LREM Stanislas Guerini et le président du groupe En Marche au Sénat François Patriat, très réservés sur cette date. Le Premier ministre est une nouvelle fois parvenu à imposer son agenda.

Carcan calendaire. Emmanuel Macron s’est toutefois libéré à plusieurs reprises du carcan calendaire imposé par Edouard Philippe. Au risque de provoquer de fortes tensions avec Matignon. Par exemple lorsqu’il autorise les familles des personnes en fin de vie à se rendre dans les Ehpad et les hôpitaux, le 13 avril. Ou lorsqu’il permet la réouverture du parc vendéen du Puy du Fou à partir du 2 juin. « Macron a une vision de long terme, beaucoup plus audacieuse, interprète l’un de ses intimes. Edouard Philippe veut seulement garder les choses telles qu’elles sont. »

L’historien Christophe de Voogd voit dans cette incessante bataille de calendrier l’affrontement entre deux tempéraments, l’un circonspect, l’autre impétueux. « Ceux qui ne savent pas changer de méthode lorsque les temps l’exigent, prospèrent sans doute tant que leur marche s’accorde avec celle de la Fortune ; mais ils se perdent dès que celle-ci vient à changer », écrit Machiavel dans Le Prince. « Macron est beaucoup plus machiavélien que Philippe, analyse Christophe de Voogd. C’est un homme de la Fortune, qui sait sauter sur les occasions ».

Et s’affranchir du calendrier prévu. Jeudi, l’Elysée faisait fuiter les principales mesures dès la mi-journée – rendant impossible tout retour en arrière sur ces mesures. Et le cliquet du 22 juin pourrait bien lui aussi, sous l’impulsion du Président, sauter ici et là…