Tarik El Malki : Il convient de mettre de côté la doxa libérale pour un temps
La loi de Finances rectificative doit proposer des mesures fortes et volontaristes
Avec un milliard de dirhams perdu pour chaque jour
de confinement et des estimations de perte de 6 points
de croissance du PIB en 2020 au terme des deux mois de
confinement, l'étau se resserre autour de l'économie marocaine.
Plan de relance, projet de loi de Finances rectificative, reprise d’activité pour les entreprises habilitées à opérer. L’heure
du redémarrage de la machine économique a bien sonné.
Tarik El Malki, docteur en économie, professeur universitaire
et directeur de l’ISCAE Rabat, livre dans un entretien accordé
à Sara Ouzian de la MAP, une analyse de l’économie
marocaine au sortir de la crise.
Quel regard portez-vous sur les mesures engagées jusqu’à présent par le Maroc pour soutenir l’économie ?
Il convient effectivement de saluer l’action de l’Etat, sous l’impulsion de S.M le Roi Mohammed VI, dans la gestion de cette crise. Depuis la fermeture progressive des frontières aériennes, début mars, jusqu’à la mise en place de l’état d’urgence sanitaire, reconduit deux fois de suite, nous assistons à un quasi sans-faute de la part des pouvoirs publics.
L’action de l’Etat marocain est exemplaire en termes de capacité de réaction, de mesures fortes mises en place, et ce à différents niveaux.
La principale et la plus importante mesure à mon avis est la création, sur Hautes instructions de S.M le Roi, du Fonds spécial pour la gestion de la pandémie du nouveau Coronavirus (Covid-19) qui a atteint à ce jour près de 35 milliards de dirhams (MMDH), ce qui fait du Maroc le 4ème pays au monde dans la lutte contre cette pandémie en termes de dépenses allouées rapportées au PIB.
Cette crise brutale a mis toutefois en évidence, sur le plan structurel, deux éléments saillants. D’une part, la faiblesse structurelle de l’hôpital public marocain et ,d’autre part, le degré de vulnérabilité et de précarité d’une grande partie de la population marocaine qui ne dispose pas de filets de protection sociale.
Cette situation ne doit pas, pour autant, occulter la nécessité pour l’Etat de se doter d’une véritable stratégie sociale qui soit financée sur la durée. Le creusement du déficit du budget et l’augmentation de la dette publique ne sauraient être des solutions viables dans le long terme.
Parlant de budget, le projet de loi de Finances rectificative devrait bientôt voir le jour pour activer la relance. Vous penchez pour une rationalisation des dépenses ou plutôt pour une politique expansionniste ?
Cette loi de Finances rectificative (LFR) doit se fixer des objectifs réalistes et réalisables en termes de prévision de croissance en prenant en considération les nouvelles hypothèses internes et externes. Il devra s’agir d’un budget de relance, volontariste et non d’austérité.
De mon point de vue, cette LFR doit proposer des mesures économiques et sociales fortes et volontaristes. A titre d’exemple, il convient de proposer des mesures fiscales de soutien à la compétitivité des TPE et PME à travers la mise en place d’un crédit d’impôt recherche.
La dotation du Fonds spécial doit être substantiellement augmentée afin de continuer à verser des aides directes aux ménages les plus fragiles. Il conviendra également d’inscrire dans ce projet et les LF des prochaines années une réforme de l’IR, de la TVA, etc. Ces mesures fiscales devant s’inscrire dans le cadre plus global d’une vaste réforme fiscale.
Aussi, ce budget rectificatif doit être vu comme un budget test afin d’atténuer les impacts négatifs à court terme de cette crise sur notre économie, mais surtout de préparer les conditions de la relance qui devra se poursuivre en 2021.
Il est désormais acquis que le niveau de déficit pour 2020 sera important (de l’ordre de 6-7% du PIB). Cela est normal au vu du contexte exceptionnel que nous vivons. S’agissant de 2021, il faudra penser à "programmer" le déficit à un niveau qui soit soutenable pour permettre de se donner les moyens de la relance dans un contexte de tarissement des recettes fiscales.
Ce déficit pourra être financé dans un premier temps à travers l’augmentation de l'endettement (dette intérieure de préférence). Pourquoi ne pas penser à un vaste emprunt national, comme c'était le cas après la crise de 2008 dans certains pays européens ? Ce déficit sera amené à être réduit de manière progressive à mesure de l’augmentation des recettes fiscales dans un contexte de reprise de l’activité économique.
Quels sont les axes prioritaires dans le cadre du plan de relance de l’économie ?
Je pense tout d’abord, avant de parler de plan de relance, qu’il faut que les pouvoirs publics définissent une vision économique et stratégique à moyen et long termes pour le pays. De cette vision émaneraient des choix de politiques économiques clairs et surtout cohérents. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas réfléchir à la relance à travers des plans spécifiques.
En ce qui me concerne, je plaide depuis le début de la crise pour la mise en place d’un plan de soutien massif qui prendrait en considération le caractère concomitant et inédit de cette crise sur l’offre et la demande. Il n’y a qu’à se référer aux vastes plans de relance massifs mis en place par les principaux Etats (2.000 milliards de dollars pour les Etats-Unis, 800 milliards d’euros pour l’Allemagne) et les blocs régionaux (1000 milliards d’euros pour la relance dans l’UE) pour s’en convaincre.
A mon sens, il convient de mettre de côté pour un temps la doxa libérale et le respect des sacro-saints équilibres macroéconomiques. Il faudra laisser filer le déficit du Trésor, et surtout continuer à engager les dépenses publiques prévues par la loi de Finances 2020, et s’endetter si nécessaire.
De grandes ruptures sont ainsi annoncées à l’international, chamboulant tous les dogmes du passé et traçant les contours d’un nouveau monde, où les Etats reprennent désormais les rênes de l’économie et où les excès de l’hyper mondialisation, de l’ultra-libéralisme et du libre-échange à outrance seront corrigés.
Peut-on entrevoir éventuellement une reprise intégrale de l'activité économique dans l’immédiat ?
La reprise devrait se faire de manière progressive, avec une temporalité différenciée en fonction de l’impact de la crise sur les secteurs d’activité. Certains devraient être plus impactés que d’autres (tourisme/hôtellerie, transport aérien, restauration, etc).
La reprise pourrait prendre quelques mois , une ou deux années voire plus pour certains secteurs fortement touchés. Il ne faut pas oublier également que la reprise est liée à des facteurs externes et internes que nous ne maîtrisons pas (reprise de l’activité mondiale, déploiement de la stratégie de déconfinement, découverte d’un vaccin…).
Tout cela nous montre qu’il va falloir vivre avec une certaine dose d’incertitude. Il va falloir vivre et cohabiter avec le virus, le temps de trouver un remède. Ce qui aura un impact sur le rythme de redémarrage de l’économie dans la mesure où elle liée à ce que l’on appelle dans le jargon économique aux anticipations rationnelles des agents économiques et leur impact sur le comportement d’achat pour les ménages et d’investissement pour les entreprises.
Avec l’impact que cela peut avoir sur les agrégats de consommation, d’investissement et donc la croissance. Il y a aussi une dimension "coût psychologique" à cette crise dont nous ne sommes pas encore en mesure d’en identifier tous les enjeux.
Tout cela pour dire qu’on peut préparer les conditions de la relance économique, à travers des plans globaux et/ou sectoriels, mais on ne peut décréter la reprise. Celle-ci doit prendre en considération la dimension psychologique par essence difficile à cerner.