https://media2.ledevoir.com/images_galerie/nwd_814686_646224/image.jpg
À vos masques, tous! Désormais, tout passera par le regard, le miroir de l’âme, dit-on.Photo: Jacquelyn Martin The Associated Press

Deux billes au-dessus d’un mouchoir

by

C’est la photo d’une petite fille de deux ans, masquée, qui m’a fait douter. Sa « normalité » à elle passerait par cette absence de communication non verbale, savez, tout ce qui échappe aux mots et constitue l’essentiel de nos échanges plus ou moins conscients. Comment cette enfant lira-t-elle l’avenir, la joie, l’espoir, les possibles sur nos museaux masqués et endeuillés ?

Nous aurons beau multiplier les modèles avec des pères Noël en bermudas ou des palmiers roses, les bandeaux de tissu emprisonneront nos sourires qui s’ennuient du dentiste, l’éclat de nos rires étouffés, nos lèvres, le gloss de la légèreté, le rouge carmin désormais réservé aux intimes. Les mimes sont au chômage et toute une facette de notre communication vient d’être larguée. Autrefois, on préconisait le couvre-chef ; aujourd’hui, c’est le couvre-visage.

Je vous observe, seuls dans la rue, avec vos gueules d’Arsène Lupin (oui, mais c’est un gentleman), masque noir épousant votre mâchoire. Je vous croise à vélo avec vos napkins à peu près ajustées, vous arrêtant pour croquer un selfie à moins de deux mètres avec vos amis. Le regard extérieur compte toujours.

Je remarque que le commis d’épicerie qui n’en portait pas il y a deux semaines s’y est résolu. Il a de beaux yeux, tu sais. À vos masques, tous ! Désormais, tout passera par le regard, le miroir de l’âme, dit-on. Il ne reste parfois que le langage des signes pour être vraiment vu et entendu.

Clin d’oeil benoît vaut mieux que regard soupçonneux— Benoit Lacroix, o.p.

Avant la COVID-19, il m’arrivait de poser la main sur la photo d’une personne pour ne regarder que ses yeux, en saisir l’expression, le mensonge, l’intention. Désormais, le message est ailleurs, un éclat fugace, capté ou non, selon l’éclairage et le moment.

Tiens, je suis tombée au hasard de mes errances sur ce texte de l’auteure de théâtre Rébecca Désrape :

« Ça abîme aussi de croiser le regard de quelqu’un qu’on connaît

On ne sait plus toujours comment se saluer

Comment on fait pour que les conventions reviennent s’accrocher à nos rencontres

Pas possible de faire comme avant et la fatigue surtout

Tout ce qu’on a croisé de fantômes reste accroché à nous. »

Et nous n’avons pas tous le talent d’une dramaturge ou d’une préposée aux bénéficiaires pour arriver à dire tout en se taisant. Parler des yeux est un art réservé aux vieux, aux muets, aux comédiens et aux bébés.

Madame Fifi

Une amie qui travaille dans les écoles avec des enfants qui ont des problèmes langagiers et moteurs me confiait combien l’expression faciale est importante dans son travail. Pour ces enfants, le défi consiste à tenir un crayon ou à lancer un ballon. Mon amie orthopédagogue, c’est Fifi Brindacier et sœur Sourire avec une marguerite au coin de la bouche.

C’est une spécialiste des acronymes, TSA, TED, TDAH. Quand elle parle aux enfants, elle utilise tout son catalogue de mimiques et de grimaces. En ce moment, ses petits Pakistanais lui manquent.

- Pourquoi les Pakistanais ?

- Parce qu’ils sont tellement reconnaissants. Ils n’ont rien.

- Pourquoi eux et pas les Italiens ?

- Parce que dès qu’ils me voient ils sautent de joie ! Madame Fifi, madame Fifi ! Des femmes comme moi, ils n’en voient jamais. Les femmes de leur culture, elles sont sages, elles ne s’expriment pas comme moi.

Ces enfants ont découvert un personnage de bédé en 3D (avec la modestie incarnée). Et le sourire de Fifi traverserait les masques. Elle dessinerait des sourires dessus au feutre rouge et s’attacherait les cheveux avec des barrettes arc-en-ciel.

Peu importe notre âge, nous désirons par-dessus tout être vus. En amour, on espère que l’autre apercevra notre essence subtile et, dans certains cas, volatile.

Le regard des autres peut nous donner un envol (celui des spectateurs devant un artiste) ou nous freiner (la pression sociale).

Je remarque qu’il y a deux mois à peine, on se faisait scruter du regard si on portait un masque et que désormais, grâce aux instructions sanitaires, on peut allègrement porter le couvre-visage et rejoindre les rangs des concombres masqués. On gage combien qu’il sera obligatoire dans les transports collectifs dans un mois ?

En ces temps confinés
on s’est posés un peu
Loin des courses effrénées
on a ouvert les yeux— Grand corps malade, «Effets secondaires»

Feuilles de vigne

Tendance 2020 : on soigne le maquillage des yeux et la longueur des cils. On pratique le clin d’œil et les regards ténébreux ou aguichants, taquins ou pétillants.

Dans son essai sur l’énigme du regard, Les yeux dans les yeux, le pédopsychiatre Daniel Marcelli explique cet échange des mirettes, « une danse visuelle interactive » permise lorsqu’on est amoureux ou curieux. « Ce rapprochement, s’il se prolongeait, deviendrait vite envahissant, risquant de faire perdre à chacun sa part d’individualité : Où suis-je dans cet échange qui perfore mes limites ? »

On connaît l’expérience faite par le psychologue américain Arthur Aron il y a 25 ans : deux inconnus se regardent dans les yeux durant quatre minutes (après avoir répondu à un questionnaire de 36 questions ensemble (nytimes.com/2015/01/11/style/36-questions-that-lead-to-love.html), et paf, ils s’aiment.

Après ça, on dira que l’amour est aveugle…

Hors de l’amour, le regard peut mentir ou, au contraire, transpercer. Ne dit-on pas « en regard de la loi » ?

Pour respecter la distance, jauger son vis-à-vis ou s’entendre muettement sur la façon de céder le passage, le regard est essentiel.

Pour manifester son désaccord, sa gêne, son infériorité ou sa supériorité, il le devient aussi. En effectuant un balayage du regard, on repère tout de suite ce qu’il est convenu de faire ou pas en société. On peut dévorer ou déplorer. Dans les deux cas, le regard est une arme.

Et l’inattention calculée est utilisée par tous de façon à survoler l’espace furtivement sans s’appesantir sur une personne ou une « scène ». On effleure la surface, une politesse exquise ou une feinte hypocrite lorsqu’on ne désire pas « reconnaître » quelqu’un ou « voir » quelque chose.

Dites ? J’y songe. Ils auront l’air de quoi dans les campings naturistes cet été ?