Engagez-vous!

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« Je prends l’entière responsabilité du système défectueux dont j’ai hérité », déclarait plus tôt cette semaine le premier ministre ontarien, Doug Ford, après avoir pris connaissance du rapport des Forces armées sur la situation dans les centres d’hébergement de longue durée de l’Ontario. Ford, qui pourtant n’a pas l’habitude des déclarations empreintes d’empathie — c’est le moins qu’on puisse dire —, avait l’air sincèrement ébranlé.

Le rapport décrivant la situation québécoise n’est pas aussi affligeant, mais il n’est pas reluisant non plus. On y fait état du manque de personnel en CHSLD, de la disparition d’équipement de protection, d’une circulation chaotique entre les zones chaudes et froides des établissements… Mercredi, lors du point de presse quotidien, François Legault a dit n’avoir pas appris grand-chose dans ce rapport. Il a tout de même reconnu, sans trop insister là-dessus, qu’il s’agissait d’un « jugement » porté sur la négligence passée dans les CHSLD, avant d’annoncer que son gouvernement s’engageait à recruter 10 000 préposés aux bénéficiaires d’ici septembre, réduisant du même coup le problème à un manque de main-d’œuvre strictement quantifiable.

La formation des préposés recrutés sera rémunérée et les salaires seront bonifiés, a-t-on dit, prenant bien soin de souligner qu’il ne faut pas oublier le sens de ce noble métier — qui mériterait d’ailleurs d’être requalifié, faisait valoir Legault, car « préposé aux bénéficiaires », ça ne sonne pas très bien. Venez travailler, vous verrez, ce sera formidable !

Au moment même où l’on formulait ces encouragements, des infirmières manifestaient pour qu’on leur accorde un peu de répit, épuisées qu’elles sont par l’arrêté ministériel du mois de mars ayant suspendu leurs vacances. Un peu partout, elles se sont étendues de tout leur long sur l’asphalte ou la pelouse devant leur lieu de travail, « mortes de fatigue ». Les images sont saisissantes : on jurerait qu’elles sont « tombées au combat », pour reprendre le vocabulaire en vogue. Bien sûr, leurs demandes arrivent à un mauvais moment, mais il s’agit d’une preuve supplémentaire du manque d’écoute et de considération qu’elles subissent, alors qu’elles disent depuis longtemps que la situation est intenable. « Lorsque l’armée dit que ça va mal, les gouvernements écoutent. Ça fait des années que les soignants dénoncent ! C’est insultant ! » affirmait sur Twitter Caroline Dufour, une infirmière de Gatineau. Et encore, le message n’a été que partiellement entendu…

D’un côté, on encourage les gens à aller occuper 10 000 postes en CHSLD pendant que, de l’autre, on brandit le bâton aux infirmières à bout. « Notre réseau est incapable de recruter et de retenir des employés parce qu’il ne semble connaître que la coercition comme stratégie pour régler tous ses problèmes », écrivait une autre infirmière, Nathalie Stake-Doucet, dans une lettre ouverte publiée dans La Presse +.

Qu’à cela ne tienne, François Legault en a remis une couche jeudi dans son point de presse : « Si vous voulez faire une différence dans la vie des gens, engagez-vous ! » a-t-il lancé, invitant la population à s’inspirer d’un roman de Marie Laberge pour saisir la beauté de la relation entre soignants et patients. Or, on a beau célébrer le sens profond de ce travail, tout cela est vain si on ne respecte pas les droits professionnels et sociaux de celles et ceux qui l’accomplissent. À quoi tient cette admiration si les infirmières, les préposés doivent sans cesse se défendre bec et ongles ? Les éloges ne peuvent pas effacer des décennies de négligence et de mépris.

À trop insister sur l’engagement individuel de travailleurs potentiels, on passe sous silence les causes profondes de la crise actuelle. On ne dit rien sur le sous-financement chronique des CHSLD ni sur les réformes technocratiques indifférentes à la réalité de la prestation de soin, qui ont liquidé le sens des métiers et épuisé le personnel. On attend toujours que le gouvernement s’engage à rompre avec l’idéologie toxique qui, année après année, budget après budget, a déshumanisé tant les « préposées » que les « bénéficiaires ».

Dans ces pages, Danica Dragon Jacimovic — une troisième infirmière, elles en avaient long à dire cette semaine ! — disait en avoir ras le bol des remerciements complaisants. « Ce que j’aimerais vous entendre dire avec cette intonation timide, ce n’est pas merci, mais : « Désolé, on s’excuse vraiment ! » écrivait-elle. « On s’excuse de dormir au gaz. De ne pas avoir défendu avant le droit de nos aînés, pas ceux des CHSLD non, nos aînés. De ne pas s’impliquer politiquement pour revendiquer et demander du changement dans la société. D’accepter d’élire des gouvernements qui n’investissent pas et ne réforment pas là où ils le devraient. »

Effectivement, on peut bien pourvoir 10 000 postes en CHSLD, il s’agira toujours d’une solution partielle, voire hypocrite, tant qu’il ne sera pas question d’imputabilité, de dignité, de solidarité et de justice sociale. Le premier ministre Legault a raison d’encourager les gens à s’engager. Mais si la population s’engageait vraiment aux côtés du personnel soignant, la traduction politique de cet engagement ne lui plairait sûrement pas.