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Les calculs se basent habituellement sur le concept de la valeur statistique d’une vie humaine.Photo: Michael Dantas Agence France-Presse

Que vaut une vie humaine ?

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De 3300 milliards à 82 400 milliards de dollars américains. C’est l’évaluation de l’impact sur le PIB mondial (le GDP@Risk) faite il y a quelques jours par la Judge Business School de l’Université de Cambridge. On répète : le scénario pessimiste prévoit des pertes de 82,4 billions en dollars américains, soit plus de 100 000 milliards de dollars canadiens.

Ça vaut ce que ça vaut, car le virus ne disparaîtra peut-être jamais et les prévisions demeurent difficiles… surtout pour les choses à venir. Reste que ça fait beaucoup et que ça fait très mal.

Encore plus quand on traduit ces pertes en emplois disparus, en années scolaires tordues, en entreprises fichues. Le premier ministre albertain, Jason Kenney, a déclaré mercredi que « nous ne pouvons pas dégrader de manière indéfinie la santé sociale et économique » pour une maladie « qui ne menace pas la vie, sauf pour les plus âgés, ceux qui sont immunodéprimés et ceux qui ont des comorbidités ».

D’où la question simple et brutale : combien vaut une vie humaine ? Ou plus de 355 000 vies, en l’occurrence, puisque selon les comptes (peu fiables) on en est au moins là mondialement, dont bientôt 4500 décès rien qu’au Québec et plus de 140 en Alberta.

Dans un article pour The New Zealand Initiative, un cercle de réflexion libéral, Bryce Wilkinson, directeur d’une firme de consultants (Capital Economics), estimait que, dans son pays, éliminer 6,1 % du PIB pour sauver 33 600 vies serait justifié. Au-delà de cette limite, selon lui, le gouvernement devrait se demander si des investissements dans des routes plus sûres, par exemple, ne seraient pas plus profitables.

La démarche est controversée, mais les gouvernements doivent bien prendre certaines décisions— Martin Lebeau

La froideur apparente de la mesure peut faire frémir. Pourtant, ce genre de calcul est monnaie courante dans les organismes publics, notamment pour évaluer l’efficacité des politiques de prévention. Les calculs se basent habituellement sur le concept de la valeur statistique d’une vie humaine.

« La démarche est controversée, mais les gouvernements doivent bien prendre certaines décisions », explique Martin Lebeau, rare spécialiste du concept au Québec. « Par exemple quand on se demande s’il faut investir pour modifier un tronçon d’autoroute dangereux qui cause des décès. Les coûts de la correction sont faciles à mesurer, mais les bénéfices en vies humaines, comment les évaluer ? Si on accorde la valeur zéro, pourquoi changerait-on la situation, ce ne serait pas une décision rentable. D’un autre côté, si on accorde une valeur infinie à la vie humaine, comme on dit que la vie n’a pas de prix, il faudrait investir la somme maximale partout. Il faut donc une valeur entre zéro et l’infini pour prendre des décisions gouvernementales, puisque les ressources sont limitées. »

M. Lebeau travaille à la direction scientifique de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité au travail (IRSST). Il y étudie les coûts financiers et humains des lésions professionnelles. Sa maîtrise en finances à HEC portait sur le calcul de la valeur statistique d’une vie humaine. Il en a tiré en 2010 un article de référence signé avec le professeur Georges Dionne, qui l’avait encouragé à s’intéresser à ce concept.

La méta-analyse des évaluations internationales de M. Lebeau concluait alors que la valeur à utiliser dans les calculs devait osciller entre 4,7 et 7,1 millions de dollars américains de 2000, avec une moyenne entre 5 et 6 millions $US.

Les conclusions varient énormément d’une étude à l’autre. Des données fédérales américaines récentes haussent la valeur statistique quelque part entre 9 et 10 millions $US.

L’Institut of Labor Economics (IZA), qui rassemble 1600 chercheurs du monde entier, juge que pour chaque vie préservée aux États-Unis pendant la crise de la COVID 200 emplois sont perdus et environ 4 millions de dollars sont envolés. Sauver des vies y demeurerait donc le meilleur choix du strict point de vue économique.

« À ce stade, augmenter légèrement la valeur placée sur une vie humaine nous met dans une situation totalement irréaliste où le verrouillage dure près d’un an et où l’économie est autorisée à s’effondrer avec une contraction du PIB de 30 % en un an, résume une autre analyse de l’IZA. Les scénarios avec des hypothèses plus réalistes recommandent des « blocages » de moins de deux mois. »

Le bon prix

Sauf erreur, au Québec, le ministère des Transport (MTQ) est le seul à utiliser l’évaluation froide assez systématiquement. En 2019, les routes québécoises ont fait 333 morts, blessé 1334 personnes gravement et 33 403 légèrement. Dans ses propres travaux pour l’IRSST, M. Sauvé utilise l’évaluation du MTQ.

« C’est une valeur statistique, une valeur moyenne, précise le chercheur. Cette mesure s’applique bien dans les transports, parce qu’elle ne tient pas compte de l’âge des accidentés, personnes âgées ou enfants. »

Dans d’autres domaines, en médecine par exemple, l’évaluation de la qualité de la vie à sauver (ou pas…) se fait souvent avec un autre indicateur, le quality-adjusted life year (ou QALY), forgé dans les années 1970. L’Organisation mondiale de la santé utilise un indicateur semblable, le disability-adjusted life year (ou DALY).

Une année en bonne santé correspond à 1 QALY. Une intervention causant la mort donne un QALY de zéro. Une intervention prolongeant une vie de meilleure qualité, une transplantation du poumon par exemple, vaut entre O et 1. Cette méthode évite aussi la discrimination basée sur la richesse, et la vie d’une personne de 40 ans de Montmagny vaut autant de QALY qu’un mort de 40 ans de New Delhi.

« Ça peut paraître froid, de se demander s’il faut accorder une transplantation à telle ou telle personne, mais dans la réalité, ces choix doivent être faits, conclut M. Lebeau. On peut débattre de la méthode, mais il faut le faire. »

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