Autour de We Are One
by François LévesqueAprès un battage médiatique considérable, le festival numérique mondial du film We Are One a finalement été lancé sur YouTube le vendredi 29 mai et se poursuivra jusqu’au 7 juin. Gratuit, l’événement réunit, on le rappelle, à peu près toutes les manifestations de prestige comme Cannes, Venise, le TIFF, Sundance ou encore Berlin, nombreuses étant celles dont la tenue fut ou est compromise par la pandémie. La formule du festival de cinéma en ligne existait déjà, mais jamais auparavant n’a-t-on eu droit à un tel rassemblement de bannières. Instauration d’un modèle durable ou pis-aller en attendant un retour à la normale, quelle qu’elle soit ?
Sans doute le cinéaste québécois étant convié dans le plus grand nombre de festivals dans une année (il ne s’agit pas là d’une observation scientifique), l’aussi prolifique que doué Denis Côté (Curling, Vic + Flo ont vu un ours, Répertoire des villes disparues) ne souscrit pas à l’hypothèse d’une transition inexorable de la présence physique vers la présence virtuelle.
« Dès que le OK sera donné par un ministère de la Culture dans un pays de tenir un festival live, tous les autres suivront. Dès qu’on pourra voyager, on le fera et on sautera dans l’avion. Et puis, les cinéphiles n’ont pas changé en deux mois. Voir un film au cinéma va rester. Pourquoi penser le contraire ? Qui n’ira plus au cinéma ? Deux ou trois hypocondriaques, pour quatre-cinq semaines ? Les NetflixNation qui n’y vont pas continueront de regarder Netflix et de ne pas y aller. Oui, l’économie des salles devra gérer des dommages (fermetures ?), mais sinon, je n’arrive pas à imaginer une quelconque révolution. »
Poussant sa réflexion, Denis Côté met le doigt sur ce qui, à la base, constitue la raison d’être de tous ces festivals : la passion cinéphile. « La nature de la cinéphilie ne s’est pas transformée. De la même manière qu’on retournera au cinéma dès qu’on le pourra, je retournerai dans les festivals internationaux. C’est une communauté de quelques centaines ou quelques milliers d’individus, parfois un peu fermée, certes… On se visite entre nous, on se célèbre entre nous… J’existe grâce aux festivals, les festivals existent grâce à des films comme les miens. C’est un “culte”, c’est nécessaire, c’est geek. Ça ne mourra pas. Je parle “international”, car au Québec, la cinéphilie, dans ma définition perso, ça n’existe pratiquement pas, et nous sommes très cancres et pauvres en éducation à l’image. »
L’accessibilité n’est pas une fin
Mais justement, des festivals en ligne comme We Are One, accessibles à tous à peu près partout, n’offrent-ils pas une occasion de démocratisation de la cinéphilie ? On le sait, le cinéma de répertoire ne se rend pas dans toutes les salles, et des salles, il n’y en a, pour le compte, pas partout.
« Je ne pense pas que ça ait à voir avec la “démocratisation de la cinéphilie”. Je crois que c’est un baume pour un événement unique et exceptionnel. Ça ne fera pas de “petits”. Encore une fois, personnellement, tu parles à quelqu’un qui croit que RIEN, RIEN, RIEN ne va changer à AUCUN niveau dans la pensée humaine à la suite de la “réouverture du monde”. On verra des “ajustements” dans le fonctionnement du monde, mais pas des changements de comportements humains », avance Denis Côté.
Auteur de l’ouvrage de référence Les salles de cinéma au Québec, 1896-2008, Pierre Pageau rappelle pour sa part que la diffusion cinématographique n’en est pas à un remous près. « Cette crise n’est pas nouvelle. Avec l’arrivée de la télévision entre 1952 et 1960, le cinéma a perdu son statut d’art de masse et s’est mué en un art “spécialisé”, un peu comme le théâtre auparavant. Le cinéma est devenu l’art des jeunes, urbains, scolarisés. Mais en 2020, les jeunes y sont moins, au cinéma. Et les scolarisés, ce sont les boomers comme moi, qui vont aussi voir du théâtre ou l’Orchestre symphonique de Montréal. »
Pierre Pageau n’est pas davantage d’avis que les festivals migreront massivement en ligne, ni d’ailleurs qu’on est à la veille de ne plus pouvoir découvrir des films autrement qu’en les visionnant sur demande. « Est-ce que je crains pour l’avenir du cinéma en salle ? Pas vraiment. Mais est-ce que la situation actuelle, la pandémie, va nuire ? Cela me semble évident. Surtout par rapport à la jeune génération, pour qui visionner un film sur un téléphone cellulaire est quelque chose de normal, de fréquent. Quant aux boomers… Je crois que nous allons toujours vouloir voir du cinéma de qualité, de répertoire, et le plus souvent — en tout cas pour ce qui est des primeurs — dans les salles. »
En deçà des promesses
En l’occurrence, la programmation même de We Are One tend à donner raison à Denis Côté et à Pierre Pageau. En effet, comme on l’a constaté lors du dévoilement de la très anticipée programmation, la réunion des forces vives des plus importants festivals de cinéma ne s’est pas soldée par de grosses premières. Loin de là. Pour l’essentiel, l’offre consiste plutôt en des titres moins connus et en des entretiens, certes prometteurs, le tout tiré de crus passés. Mais c’est gratuit, objectera-t-on, et l’on encourage à effectuer des dons auprès d’œuvres caritatives.
Il n’empêche, considérant les acteurs en présence, le résultat apparaît en deçà des promesses. Non, les nouveaux films pleins de vedettes internationales de Wes Anderson (The French Dispatch), Leos Carax (Annette), Edgar Wright (Last Night in Soho), Mia Hansen-Love (Bergman Island), Apichatpong Weerasethakul (Memoria) ou Maïwenn (ADN), qui auraient sans doute été dévoilés à Cannes ces jours-ci, et pour n’en citer qu’une poignée, n’y sont pas et ne risquent pas de commencer leur vie en ligne.
Voilà qui n’est pas pour surprendre Denis Côté, pour qui un film qui a sa première en format numérique est un peu « sacrifié ». « Je ne comprends PAS DU TOUT les cinéastes qui acceptent de lancer leur film en première dans ces festivals online. Ça n’a aucun sens et ça en dit beaucoup sur l’impatience de ces cinéastes, leur rapport au grand écran et leur amour du cinéma. »
C’est également en évoquant la spécificité, et donc l’irremplaçabilité, dudit grand écran que Pierre Pageau conclut : « Je suis très heureux d’avoir pu voir 1917, de Sam Mendes, et Sorry We Missed You, le dernier Ken Loach, sur ma télévision durant la période de confinement. J’aurais toutefois été mille fois plus heureux de les voir dans une salle de cinéma. »
La sélection du festival We Are One est disponible jusqu’au 7 juin sur YouTube.