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En ce jour d'Aïd el-Fitr, tout a été bouleversé à commencer par la prière faite à la maison.© FADEL SENNA / AFP

Maroc : un Aïd bien étrange

REPORTAGE. De la prière à la convivialité, des us et coutumes à l'économie de la fête, tout a été bouleversé donnant à cet Aïd un goût amer.

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« Le prophète Mohammed (PSL) disait que le jeûneur a deux joies : une lorsqu'il rompt son jeûne et une autre lorsqu'il rencontre son Seigneur. Il ne nous reste que cette dernière. » Abdelmalek, imam de mosquée, n'est pas dans son assiette en ce jour de l'Aïd el-Fitr, célébré au Maroc et dans plusieurs autres pays musulmans. Pour endiguer la pandémie du coronavirus, les mosquées ont été fermées depuis le début du mois du Ramadan. Le Conseil supérieur des oulémas, la haute autorité religieuse du Royaume, avait annoncé que la prière de l'Aïd devrait se faire à domicile. Objectif : préserver les Marocains du Covid-19. Pour ce faire, il s'est appuyé sur la règle du rite malékite qui fait primer la préservation des vies humaines sur celle des rites religieux. « Normalement, le jour de l'Aïd, les gens viennent ici à la mosquée et vont ensuite visiter la famille, échanger les vœux, les cadeaux, les gâteaux et les accolades… », explique un Abdelmalek nostalgique qui regrette que rien de tout cela n'ait eu lieu cette année-là.

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Un Aïd au goût étrange…

Malgré un soleil resplendissant, l'ambiance de l'Aïd au Maroc a été mélancolique cette année. Les populations ont passé plus de temps à se consoler et à chasser l'humeur massacrante que leur a causée le couvre-feu imposé que de profiter de ce moment pour afficher leur joie et célébrer la fin d'un mois de Ramadan.

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L'ambiance dans les quartiers et dans les familles a été bien différente de celle connue d'habitude. © Shutterstock

« En temps normal, on se lève tôt, tous ensemble, on se peaufine, on se parfume, on porte les plus belles djellabas et belgha (babouches traditionnelles en cuir, NDLR), on se coiffe le mieux possible pour aller à la demeure d'Allah accomplir la prière de l'Aïd. Mais cette année-là, chacun s'est réveillé à point d'heure et a fait sa prière seul. La seule chose qu'on ait partagée, c'est le petit-déjeuner », confie Anas, jeune ingénieur encore logé chez ses parents.

Son frère Issam est par contre moins consterné. Puisque l'État a interdit les déplacements et visites familiales le jour de l'Aïd, il a eu la présence d'esprit d'aller la veille passer le dernier jour du ramadan avec ses grands-parents. « On va dire que je suis chanceux. J'ai pensé à passer la nuit chez grand-mère, car je savais que le lendemain il me serait impossible de le faire. Je suis le benjamin de la famille et donc son chouchou. Je l'aime beaucoup moi aussi. Je n'aurais pas pu passer cet Aïd sans la voir. Je ne vais pas déroger à une habitude de 20 ans à cause d'une pandémie ! » plastronne Issam, étudiant à la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Tanger.

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… et même amer

Quant à la maman, Rahma, elle déprime littéralement. C'est la première fois de sa vie qu'elle va passer l'Aïd sans voir ses frères et sœurs. C'est d'autant plus dur qu'elle a perdu son frère cadet, Si Mohammed, quelques jours avant le Ramadan. « Ma fille, son mari et sa fille n'ont pas pu venir de Casablanca à Tanger comme vous savez à cause de l'interdiction de voyager entre les villes. Je n'ai pas pu aller au cimetière me recueillir sur la tombe de mes proches disparus. Je n'ai pas non plus pu aller voir mes frères et sœurs. Ni sortir marcher la nuit avec eux au centre-ville. L'Aïd est d'ailleurs pour nous la seule occasion de nous voir une fois par an et renouer nos liens fraternels », explique-t-elle. Et de poursuivre : « Et me revient cette habitude que j'ai de ne pas faire la cuisine le jour suivant l'Aïd. Nous avons donc l'habitude d'acheter des bocadillos (sandwich célèbre du nord du Maroc, NDLR). Tout cela me manque et je suis vraiment triste », avoue Rahma. Quant à sa sœur, Amina, qui raffole des gâteaux de l'Aïd, si elle en a préparé en quantité très restreinte cette année, elle regrette surtout d'être privée de goûter aux délices venus du reste de la famille.

Même les enfants sont impactés

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Pour les enfants, l'adiya a été moins important que les années précédentes quand tous les adultes de la famille contribuaient.  © Shutterstock

Si les adultes sont contrariés pour plein de raisons rattachées à leurs souvenirs des Aïd d'antan, les enfants aussi accusent le coup cette année avec les contraintes liées au Covid-19 qui conduisent à devoir mettre le mot « fête » entre guillemets. « L'Aïd est très différent pour nous cette année. D'habitude, lors de chaque visite chez un membre de la famille, nous recevons "Aïdiya", également appelé "Tadouira". C'est cette somme d'argent qu'on nous donne pour nous récompenser d'avoir jeûné tout le mois ou quelques jours, d'avoir été sage ou de porter les habits traditionnels de l'Aïd », explique le petit Ayman, le fils de Rahma, obligé de se contenter des 150 dirhams offerts par ses parents alors que grâce à la générosité de divers membres de la famille les autres années sa bourse pouvait atteindre 500 dirhams.

Les revenus de métiers saisonniers se sont effondrés

Si l'impact dans les familles touche essentiellement à l'humeur, il n'en est pas de même pour certaines activités économiques saisonnières qui ont subi les conséquences négatives non seulement de l'état d'urgence décrété depuis le début de la crise sanitaire du Covid-19, mais aussi du couvre-feu après 18 heures.

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La période de l'Aïd conduit les hommes et les femmes à s'acheter des habits neufs. Le confinement a complètement changé la donne. © Shutterstock

C'est le cas de la couture d'habits traditionnels pour hommes et femmes sur laquelle Idriss compte chaque année. « Les gens passent d'habitude commande une ou deux semaines avant l'Aïd, pour porter le jour J de nouveaux vêtements différents de ceux de l'année dernière. Mais cette année, je n'ai reçu que quelque 3 commandes au lieu de la dizaine en temps normal », explique-t-il avant de préciser que les gens, restés chez eux, n'ont pas eu besoin de renouveler leur caftan, gandoura et autre jabador. En deux jours seulement, Idriss pouvait gagner jusqu'à 25 000 dirhams. Pour cette fois-ci, il s'est contenté de près de 5 000 dirhams. Dans le même registre, d'habitude, la période de l'Aïd est aussi celle de la ruée sur les boutiques de vêtements. Pour cette année, celles-ci sont fermées, contrariant l'achat de vêtements neufs.

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Le secteur alimentaire aussi a été impacté…

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L'Aïd est une occasion de faire beaucoup de pâtisseries. Le confinement a fait que, faute de visites, a conduit les femmes qui préparent les gâteaux à ne pas retrouver le marché  © Shutterstock

Au-delà, d'autres secteurs d'activité tournent au ralenti. Illustration avec Saïda, pâtissière à domicile connue pour ses petits fours sucrés et salés. Plusieurs familles marocaines passaient commande auprès d'elle. Pour cette année, c'est la soupe à la grimace. « La quantité commandée cette année est minime. Vu que les familles ne pouvaient recevoir de nombreux invités, elles ont acheté largement moins divisant leur niveau d'achat habituel par deux et quelquefois par quatre. Du coup, l'Aïd qui débarquait avec sa baraka est arrivé cette année sans », indique avec amertume Saida.

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… de même que de nombreux autres secteurs

Pas loin, Ahmad. Coiffeur, il a l'habitude d'accueillir dans son salon à la veille de l'Aïd plusieurs clients et clientes. La tradition veut que pour se préparer au jour de cette fête religieuse, les hommes rétrécissent leurs coupes et se rasent la barbe ; quant aux femmes, elles se font belles avec un impeccable brushing, entre autres. Nadia aussi, esthéticienne, accuse le coup. « Les femmes avaient l'habitude de faire la queue dans mon salon de soins et d'esthétique, de changer de coupe de cheveux, de faire de la manucure, de la pédicure, de l'épilation, etc. Cette année-ci, mon rideau a sans doute rouillé. Il est fermé depuis que le Covid-19 est là ! » se plaint Nadia.

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Les courses de cet Aïd n'ont pas du tout été comme les autres années. Pour de nombreux secteurs, l'Aïd sous confinement a été un vrai cauchemar. © Shutterstock

Autre secteur touché : les fours traditionnels.Les Marocains ont l'habitude d'inviter leurs familles pour un grand repas de méchoui, de poulet grillé ou encore de pastilla. « Ces mets succulents et exquis sont envoyés ici au four du quartier pour les cuire au feu de bois. Confinement oblige, les plus gourmands ont dû se contenter des fours électriques de leurs cuisines. », explique Omar, propriétaire d'un four traditionnel.

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Les peintres en bâtiment et les vendeurs de mobilier aussi sont impactés : « Les Marocains ont tendance à renouveler leur décoration d'intérieur, à acheter de nouveaux meubles ou à repeindre les murs d'une pièce… Mais puisque la plupart, à cause du Covid-19, n'ont pas été payés et ont touché à peine 2 000 dirhams d'aide de la CNSS, personne n'a pu se payer ce genre de petits plaisirs », précise Imad, peintre en bâtiment.

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La situation est la même pour ce qui concerne les propriétaires des restaurants, des cafés, des plages, des piscines et des hôtels. Il faut dire que le tourisme international ainsi que local est en pleine chute libre. Selon l'Association nationale des propriétaires de cafés et restaurants (ANPCR), 40 à 50 % des professionnels du secteur se sont retrouvés sans revenu. Et ces derniers dépendaient entièrement des revenus journaliers.

« La seule chose positive cet Aïd-là, c'est qu'il n'y a pas cette horrible pénurie habituelle des moyens de transport. Dans les jours normaux, les gares routières et ferroviaires ainsi que les aéroports sont bondés. Les gens se bousculent pour monter dans n'importe quel moyen de transport. C'est infernal. Aujourd'hui, c'est juste paradisiaque ! » nous avoue Abdsslam, gardien à la gare routière de Tanger.

Des habitudes perturbées

À la veille de l'Aïd, les Marocains ont dû rompre avec plusieurs autres habitudes. Cette année, ils se sont contentés de prendre une douche rapide chez eux, car les hammams sont eux aussi fermés. Une fermeture resserrée avec sévérité surtout après que la police d'Oujda a fait une descente pendant le confinement dans un hammam au quartier Agdal. Six femmes qui s'y étaient faufilées avaient été interpellées. Le gérant des lieux a été arrêté pour violation de l'état d'urgence décrété par le royaume. De quoi comprendre le commentaire de Rachid : « La fermeture de mon hammam me cause une grande perte financière en cette période de l'Aïd. »

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L'Aïd el-Fitr de cette année 2020 n'a ainsi pas été agréable. Quel que soit le point de vue duquel on se place, il a généré de la frustration. Le confinement imposé par la crise du Covid-19 a enfanté une situation inédite qui a impacté la société marocaine dans tous ses aspects, notamment sociaux et économiques, religieux et culturels. À la manœuvre, le gouvernement, sous l'autorité des hautes instructions du roi Mohammed VI, a fait face sur tous les fronts. Il lui faudra dans les prochains temps assumer la dimension politique en rassurant les Marocains sur sa prise de conscience que la gestion du système de santé revêt une dimension stratégique dans le développement durable du royaume.