La solidarité désintéressée existe-t-elle encore ?
by Stéphane MadauleMais qu’est-ce qu’au juste une solidarité désintéressée ? C’est une solidarité dont un des protagonistes n’attend aucun retour. Donner par exemple sans vouloir être remboursé d’une manière ou d’une autre, aujourd’hui, dans le futur ou même dans l’au-delà. Donner ou partager sans espérer en trouver un bénéfice pour soi. Aider sans arrière-pensée visant à espérer être utile pour les autres mais aussi pour soi-même. Aider sans chercher à dominer l’autre, à créer chez lui un sentiment de dépendance, d’infériorité, une condescendance particulière. Participer à une action, choisir d’utiliser son temps précieux sans en attendre un profit particulier. Bien entendu, il peut advenir que de cette action désintéressée vous procure une satisfaction morale, une complétude spirituelle, un plaisir même de se trouver avec d’autres et de vivre à leurs côtés. Les activités bénévoles font bien évidemment partie de la solidarité désintéressée quand vous n’en tirez aucun profit matériel ou relationnel qui pourrait être monnayé ou utilisé par ailleurs, quand la motivation de votre engagement n’a rien à voir avec votre devenir particulier. La solidarité désintéressée n’est pas forcément une corvée, une contrainte supplémentaire, un but que l’on se donne et qui ne peut être obtenu qu’en faisant un sacrifice. La solidarité désintéressée peut être joyeuse et fraternelle.
Aujourd’hui, existe-t-il encore des espaces possibles pour une solidarité désintéressée ? On peut légitimement poser la question tant l’intérêt paraît pénétrer, sciemment ou par inadvertance, les solidarités qui paraissent les plus désintéressées qui soient. Quand je donne de l’argent à une association, mes impôts en sont pour partie diminués. L’incitation à donner est un bien souvent l’explication avancée de cet abattement fiscal mais l’intérêt financier pour celui qui donne est bien là. Le système des fondations fonctionne selon le même schéma. Le don n’est plus totalement gratuit. Il génère un dégrèvement fiscal.
Autre exemple, l’aide publique au développement trouvait à l’origine une de ses justifications dans l’exercice d’une solidarité désintéressée envers les plus pauvres, en faveur de la réduction de la pauvreté et des inégalités. Aujourd’hui, ce n’est manifestement plus un objectif suffisant pour soutenir budgétairement cet enjeu de solidarité. Il convient de montrer au public que aider sert ses intérêts. L’aide devient un investissement solidaire, une nécessité dont le donateur et le bénéficiaire, à parts plus ou moins égales, peuvent légitimement tirer profit : un profit politique, un profit diplomatique, un profit de sécurité, un profit commercial, un profit économique, un profit partagé pour l’avenir de la planète… Aider les pays en développement n’est plus une action désintéressée s’appuyant sur un positionnement moral, c’est plutôt un investissement de solidarité, un investissement d’avenir dont le retour partagé peut s’avérer fructueux. Bref, une bonne affaire pour tous.
Dernier exemple à méditer, lors de la crise du coronavirus, les citoyens ont souhaité soutenir de manière visible le personnel médical en tension qui sauvait des vies. Ces soutiens – les applaudissements aux fenêtres tous les soirs à 20 heures, des repas et des masques offerts, des facilités pour dormir à proximité des lieux de travail…- avaient un caractère très sympathique et tout à fait mérité. Ils ne s’adressaient d’ailleurs pas uniquement aux professions médicales ou paramédicales, mais à tous ceux qui continuaient à se lever le matin, en prenant des risques, pour nous permettre de continuer à vivre, même confinés. Ces applaudissements étaient-ils totalement désintéressés ou s’adressaient-ils à des professions dont on redécouvrait tout à coup l’utilité, une utilité précieuse pouvant servir à tous et singulièrement à soi-même en ces temps d’incertitude ? Pourquoi tout à coup un tel écart entre le soutien obtenu par l’hôpital public lors de cette pandémie et l’indifférence du même public durant les longs mois devant les revendications des hôpitaux en crise dont le personnel continuait pourtant à sauver des vies ?
Sans intérêt direct avec un retour à court terme, point de soutien. Que c’est triste ! Si pas de retour espéré, point de solidarité effective. Si le retour est trop long, difficile de mobiliser les foules. La défense de l’environnement en est un triste exemple. Les urgences du court terme sont toujours prioritaires par rapport aux urgences du long terme. Pauvre société où la solidarité désintéressée et la gratuité se réduisent comme peau de chagrin.