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Bâtiment de la Banque centrale européenne (BCE) à Francfort (Hesse), le 24 avril.
Photo Yann Schreiber. AFP

Il faut subvertir les lois du marché pour financer la crise

Pour faire face aux urgences climatiques et sanitaires, il faut mettre en place un circuit de financement responsable politiquement, échappant aux lois du marché et disciplinant la finance.

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Tribune. Les conséquences économiques et budgétaires sans précédent de la crise du Covid-19 ont donné lieu à de nombreux débats sur les modes de financement et les effets d’un recours massif à la dette. Malgré l’apport en argent public, brisant les dogmes les plus installés (y compris celui de l’endettement allemand), les finances publiques restent intriquées à un ordre de la dette. L’Etat continue d’être considéré comme le débiteur de la finance privée et le «demandeur» de capitaux qui doit se soumettre à la loi du marché, au désir et aux jugements des investisseurs financiers.

Déjà la musique de l’austérité se fait entendre et prépare l’«après». Un «effort» de travail supplémentaire des populations sera exigé pour «payer la facture» de la dette liée à la crise. Tout se passe comme si les aménagements et relâchements divers de la contrainte budgétaire n’étaient concédés que de façon provisoire et afin de préserver l’essentiel : ce sont les marchés (ses lois, ses calculs, ses vérités) qui décident de la valeur des choses, qu’il s’agisse des entreprises ou des Etats. Pourtant, cette crise peut être l’occasion de remettre en cause la centralité du dispositif marchand pour faire le départ entre le fondamental et l’accessoire, identifier les secteurs qui doivent être abondés ou abandonnés et distinguer entre le productif et l’improductif, l’utile et l’inutile, ce qui doit prospérer et ce qui doit faillir.

Une agence commune de la dette publique

Aujourd’hui, et c’est ce qui donne lieu à des analogies avec les situations d’après-guerre, la rupture est telle que l’Etat ne peut plus être considéré comme un emprunteur lambda, qui serait simplement plus massif et sécurisé. La puissance publique – qu’il faut extirper de sa gangue technocratique et financiarisée – doit être l’architecte et l’investisseur du monde économique, social et écologique à reconstruire.

Parmi les propositions dominantes, la Commission européenne propose de lever ainsi 750 milliards d’euros de dette mutualisée entre Etats de la zone euro – ce qu’on appelle au cours de cette crise les «coronabonds», ou plus généralement les «eurobonds». A terme, ces émissions d’emprunts pourraient créer à l’échelle européenne une agence commune de la dette publique. Mais cette innovation resterait enfermée dans le cadre des exigences des marchés obligataires qui tiennent pour indiscutables la dépolitisation de la monnaie et les objectifs d’austérité salariale, de flexibilité du travail, ou encore de réduction de la dépense publique et sociale. Certes, ces titres de dette constitueraient un levier d’emprunt massif, bénéficiant d’une super-crédibilité auprès des investisseurs financiers (et donc d’une prime de risque et d’un taux d’intérêt faibles). En cela, ces titres seraient alignés sur l’obligation allemande de référence (le Bund), de la même façon que l’euro devait socialiser la solidité du Deutsche Mark. Mais au nom de cette crédibilité empruntée à la signature allemande, la discipline budgétaire et monétaire serait imposée aux Etats considérés comme dispendieux par les évaluations des marchés de capitaux. Au Markage de l’euro succéderaient les euro-Bunds.

Une version optimiste voit dans ces «eurobonds» une étape de la construction d’une puissance de trésorerie européenne – ces obligations supplantant à terme les émissions de dettes nationales. Mais la situation exige que l’émergence d’un Trésor européen naisse sur une base émancipée du régime de la dette marchande où les fondamentaux économiques et les décisions d’investissement résulteraient de dispositifs démocratiques.

Réinvestir les expériences passées

A ce titre, les financements non conventionnels déployés par la Banque centrale européenne (BCE) sont insuffisants. Depuis plusieurs années, et de façon amplifiée en raison de la dépression actuelle, l’institut d’émission européen rachète massivement les titres de dette publique sur les marchés secondaires, dits «de l’occasion», aux banques commerciales, un processus entamé largement avant la pandémie. Le fait que la BCE se refuse à intervenir sur le marché primaire est loin d’être anecdotique. Par ces interventions indirectes, la BCE assouplit certes les modes de financements des Etats, mais laisse intacte la croyance fondamentale dans la légitimité des marchés à décider en première instance de l’investissement légitime et efficient dans l’économie, au risque d’alimenter des bulles sur le prix des actions et des biens immobiliers, sans pour autant offrir de leviers démocratiques quant à l’allocation des crédits ni refaire de l’inflation maîtrisée un levier de politique économique. La BCE reste la spectatrice d’un théâtre de marché dont elle se tient garante, repêchant éventuellement les pays délaissés.

C’est précisément là qu’il convient de réinvestir les expériences passées qui, après la Seconde Guerre mondiale, articulaient dans un cadre politique les affaires du crédit, de la monnaie, du budget et du financement de la puissance publique. Le circuit du Trésor mis en place en France pour faire face aux défis de la reconstruction déployait, en dehors du marché et autour du financement de l’Etat, un réseau de banques et d’institutions publiques du crédit. L’Etat était le banquier et le grand créancier de l’économie nationale. Le volume de dette était faible, l’inflation politiquement contrôlée et les institutions publiques réglementaient la souscription d’emprunt, en rendant celle-ci partiellement obligatoire et en fixant des taux d’intérêt concertés. Les planchers de bons du Trésor, évoqués il y a peu par un ministre des finances allemand pour la zone euro, en contraignant les banques à souscrire aux emprunts d’Etat, permettaient de surveiller et d’orienter la masse monétaire mise en circulation par le système bancaire tout en alimentant automatiquement les caisses publiques.

Le marché était rendu à une force secondaire, la puissance publique décidant des «bons» investissements, de leur taux de rémunération, des secteurs stratégiques, ainsi que de l’horizon à moyen et long termes. Jouer sur le format et les caractéristiques réglementaires des emprunts d’Etat peut d’ailleurs être envisagé tant dans un cadre national qu’européen. C’est la philosophie de ces dispositifs techniques, et la culture de service public qui les environnait, qu’il faut réveiller, sans pour autant repasser les plats de l’histoire : la suprématie de la puissance publique sur les mondes de l’argent privé, mais surtout la possibilité de flécher l’argent et de le réencastrer dans l’intérêt commun. Il faut assumer que la puissance publique est une force d’investissement et non une entité dans laquelle la finance est loisible d’investir.

Les annulations de dette, à défaut de subvertir les infrastructures financières nationales et européennes, risquent de ne produire qu’un effet culbuto – maintenant par un reset provisoire un système à bout de souffle. Et de ces structures inchangées, des dettes socialement insoutenables renaîtront de leurs cendres. Seul un circuit de financement responsable politiquement, échappant aux lois du marché et disciplinant la finance paraît un instrument adapté pour faire face aux urgences climatiques et sanitaires.