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Winston Churchill en 1942.
Photo Heritage Images. Leemage

La malédiction des leaders de crise

Napoléon, Churchill ou De Gaulle… On pourrait en citer d’autres encore : tous ces «chefs de guerre» qui, après avoir vaincu les plus dures épreuves, ne survivent pas à la paix.

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Cela ressemble à une fatalité : à l’issue des crises majeures - guerres, crises économiques, changements de régime et maintenant pandémie mondiale -, les détenteurs du pouvoir, les chefs de l’exécutif sont généralement rejetés par les peuples qu’ils ont conduits durant l’épreuve. Cela vaut pour ceux qui ont échoué comme pour ceux qui ont tenu, pour ceux qui ont perdu comme pour ceux qui ont gagné, pour ceux qui se sont comportés héroïquement comme pour ceux qui ont failli. Napoléon est vaincu après des défenses magnifiques, il doit par deux fois abdiquer. Napoléon III est lamentablement écrasé en 1870, il doit partir sur le champ en exil. Guillaume II déclare la guerre en 1914. Battu à l’arraché, il doit à son tour abdiquer. Dans la même tourmente, c’est aussi le cas, à des moments différents, des empereurs de Russie et d’Autriche-Hongrie. Malheur aux vaincus.

Mais malheur aux vainqueurs, en France particulièrement. Thiers, après avoir férocement écrasé la Commune de Paris, est parvenu à payer rapidement les dettes et indemnités de guerres, à obtenir l’évacuation anticipée des Prussiens et à mettre sur pied un régime parlementaire républicain. Il est néanmoins évincé par sa propre majorité conservatrice au bénéfice de l’improbable maréchal de Mac-Mahon. Clemenceau, c’est bien connu, symbole adulé de la victoire en 1918, est battu deux ans plus tard à l’élection présidentielle par le triste Deschanel. Quant au général de Gaulle, qui incarnait la France comme personne, il préfère dès janvier 1946 la démission à l’enlisement. Félix Gouin après De Gaulle ! Et Pierre Mendès France encore, à la tête du plus prestigieux et du plus efficace gouvernement de la IVe République, chassé du pouvoir après sept mois et dix-sept jours… pour avoir trop bien réussi. Ou Georges Pompidou, le meilleur Premier ministre de la Ve République, remplacé abruptement par Maurice Couve de Murville pour avoir mieux tenu le cap en mai 1968 que le Général vieillissant. Dans les crises françaises, être l’homme de la situation, c’est susciter l’ingratitude. Ici, les vaincus des tempêtes sont balayés et les vainqueurs sont remerciés.

Pas seulement en France : Churchill, le plus grand homme de la Seconde Guerre mondiale, populaire entre tous, n’en est pas moins battu après la victoire par le transparent major Attlee, comme s’il fallait irrésistiblement revenir à la banalité rassurante des jours ordinaires après un effort surhumain. Royaume-Uni encore, Margaret Thatcher, ayant ranimé à coups de trique une économie déclinante, est écartée brutalement par ses propres amis conservateurs. Elle avait servi dans la crise, elle gênait désormais. Gerhard Schröder, lui, ayant eu le courage de réformes impopulaires mais salvatrices, est abandonné par ses propres électeurs qu’il a pourtant extirpés de la crise. Mikhaïl Gorbatchev le réformateur qui enterre la peu regrettable Union soviétique et rêve de démocratie sociale dans son pays est rejeté, vilipendé et désormais considéré comme le traître absolu. Lech Walesa, le héros de la libération polonaise, finit en réprouvé. Les crises dévorent leurs acteurs, sauveurs comme fossoyeurs.

Cela n’est évidemment pas de bon augure pour ceux qui détiennent en ce moment le pouvoir, en France comme ailleurs. La crise du coronavirus n’a pas de précédent contemporain. La «grippe espagnole» était, certes, bien plus féroce et meurtrière encore mais à l’époque, elle était regardée avec une part de fatalisme comme l’une de ces terribles catastrophes naturelles qui s’abattent sur les peuples, sans que l’on cherche à tout prix des responsables et des coupables. Elle occupait d’ailleurs une place beaucoup plus modeste dans la presse et dans le débat public. Tout le contraire d’aujourd’hui. Partout, dans les pays démocratiques au moins, la crise du coronavirus déferle à travers les médias et domine le débat politique. Ce n’est qu’un début. Lorsque la pandémie s’estompera, la crise économique et sociale qu’elle a déclenchée se déchaînera. Elle aussi prendra - prend déjà - des formes atypiques. Les principes, règles et normes économiques soudain sont expédiés par-dessus les moulins. La dette cesse subitement d’être sacrée, l’équilibre budgétaire n’est plus, notamment en France, qu’un souvenir évanoui. La solidarité sociale prend subitement des proportions il y a peu inimaginables, le dirigisme et le culte de l’Etat font un retour en fanfare. Tout le monde s’attend à une violente montée du chômage et à une cascade de faillites. On change d’univers. Mais si l’on sait ce que l’on quitte, on ignore où l’on va. Le «Quoi qu’il en coûte» prend des proportions homériques et la réinvention s’ouvre sur des perspectives inconnues. Jamais depuis 1945, l’exécutif n’a dû affronter une situation aussi violente et aussi opaque. Il n’a jamais non plus mobilisé autant de moyens. Il traverse un typhon qui fait exploser tous les calculs électoraux et transforme 2022 en horizon indéchiffrable. Avec une seule certitude : tous les protagonistes marchent les yeux bandés. Si la stratégie de crise échoue, ce sera l’heure d’un populisme. Si elle réussit, ce serait une immense surprise que le vainqueur en soit aussi le bénéficiaire.