«Plutôt mourir du Covid que de la faim»
Les émeutes de la faim, qui semblaient appartenir au passé, ressurgissent avec la pandémie, et on sait toute la charge politique dont elles sont porteuses.
by Clyde Marlo-Plumauzille«Plutôt mourir du coronavirus que de la faim» (Liban, l’Orient-le Jour, 31 mars) ; «La faim nous tuera avant le coronavirus» (Angola, le Monde, 16 avril) ; «Ici, on a plus peur de mourir de faim que du coronavirus !» (Mayotte, Charlie Hebdo, 6 avril) ; «Nous mourrons de faim» (Chili, El Mostrador, 18 mai). Des pays riches, comme des pays pauvres, de l’Amérique latine à la péninsule indo-pakistanaise en passant par l’Europe et l’Afrique, résonne la clameur des forçats de la faim dont les rangs ne cessent de s’étoffer sous l’effet de la crise du coronavirus. Partout, les associations d’aide alimentaire se retrouvent confrontées à une demande croissante. Les Restos du cœur, qui font face notamment à l’afflux des étudiants et des travailleurs pauvres, évoquent pour la France une multiplication «par deux ou par trois» du nombre de bénéficiaires.
Selon une projection du Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU du 21 avril, le nombre de personnes au bord de la famine ne cesse d’augmenter et risque même de doubler, passant de 135 millions à 265 millions d’ici à la fin 2020 (1). Pour David Beasley, directeur du PAM, la conclusion à en tirer est sans nuance : «Nous sommes au bord d’une pandémie de la faim.»
On pensait les «émeutes de la faim» révolues, appartenant très largement aux siècles qui nous précédaient. Elles avaient été ainsi une des formes principales du répertoire de la colère des sociétés européennes confrontées à la transformation et à la marchandisation de leur agriculture du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe siècle sous l’effet de la révolution industrielle. Elles avaient également pu éclore en Russie, à l’occasion des grandes manifestations de février 1917 à Saint-Pétersbourg et à Moscou, qui aboutiront au renversement du régime tsariste. Dans le courant des années 60-70, elles s’étaient déplacées dans les pays du Sud anciennement colonisés sous l’effet de l’explosion démographique et de la multiplication des conflits armés. En 2008, ou en 2011 à l’occasion des «printemps arabes», elles avaient encore fait l’actualité, sans pour autant qu’on s’en souvienne.
Ces derniers mois pourtant, au Liban, au Chili ou encore au Venezuela, des mouvements de contestation éclatent dans les quartiers populaires et les banlieues des grandes villes. En Seine-Saint-Denis, le préfet les redoute (Canard enchaîné, 22 avril). Hommes et femmes se retrouvent à braver les couvre-feux et les mesures de confinement pour réclamer un simple droit, celui de manger (2).
Passées comme présentes, ces émeutes demeurent les «formes élémentaires de la protestation» (Laurent Mucchielli) et la faim, toujours, se politise. C’est pour restituer cette part politique des contestations populaires d’Ancien Régime que l’historien britannique E. P. Thompson avait ainsi formulé l’expression d’«économie morale» (3). Dans son sillage, l’anthropologue James C. Scott avait quant à lui évoqué une «éthique de la subsistance» pour analyser les luttes et les arts de la résistance paysanne dans l’Asie du Sud-Est des années 60 (4).
Si les formulations et les horizons d’attente de ces mobilisations sont en fonction de l’époque dans lesquelles elles se produisent, reste que, à travers le temps, elles partagent en commun d’interroger ce qui doit faire société et ce qui constitue une vie vivable. Aujourd’hui, elles s’invitent à nouveau dans le débat public, mais peinent toujours à être reconnues pour la charge politique dont elles sont porteuses, à savoir la défense d’une sécurité d’existence de toutes et tous. Les stratégies politiques et sanitaires mises en place continuent de faire largement l’impasse sur ces problématiques, préférant débloquer tout au plus quelques aides ponctuelles. Les élites économiques, quant à elles, déjà affairées à reprendre le contrôle du «monde d’après», entendent poursuivre une logique marchande néolibérale dont la volonté de croissance s’appuie sur la décimation des biens sociaux les plus élémentaires. Cette surdité est criminelle, et, pendant ce temps, de plus en plus d’hommes et de femmes se retrouvent à devoir «choisir entre mourir de faim ou mourir du coronavirus» (Belgique, la Libre, 18 mars).
(1) https://insight.wfp.org/wfp-chief-warns-of-hunger-pandemic-as-global-food-crises-report-launched-3ee3edb38e47.
(2) Revue de presse de Caroline Broué et Roxane Poulain, «la Faim plus dangereuse que le coronavirus», 1er mai, France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/la-faim-plus-dangereuse-que-le-coronavirus.
(3) «The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century», Past and Present, 1971.
(4) The Moral Economy of the Peasant. Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, 1976.
Cette chronique est assurée en alternance par Manon Pignot, Guillaume Lachenal, Clyde Plumauzille et Johann Chapoutot.