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Près du canal Saint-Martin, à Paris, le 26 mai. THOMAS COEX / AFP

« Je n’abaisserai pas mon rideau tant qu’on ne me l’imposera pas » : à Paris, le dilemme des cafetiers face aux restrictions postconfinement

Comptant sur la vente à emporter pour se relancer, les bars de la capitale provoquent parfois une affluence à la limite des règles sanitaires. La tolérance des forces de l’ordre varie d’un quartier à l’autre.

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Sur les hauteurs du belvédère de Belleville, ils sont plus d’une cinquantaine de flâneurs à profiter du soleil du 20e arrondissement de Paris, en cette fin de journée du mardi 26 mai. Assis ou allongés par groupe de deux ou trois, espacés de quelques mètres, parfois moins. Certains sont passés prendre une bière ou un cocktail servis par Orso Filippi, le gérant de Moncœur Belleville, une brasserie située de l’autre côté de la rue.

L’établissement s’est reconverti en stand de boissons à emporter dès sa réouverture postconfinement, le 13 mai. « Depuis le début du déconfinement, le Moncœur Belleville et sa belle terrasse sont devenus le spot le plus cool de Paris pour chiller à l’heure de l’apéro », affirme le bar sur son site Internet, photos à l’appui. Alors que nombre de cafés restent fermés dans la capitale, M. Filippi estime servir, certains jours de beau temps, plus de 1 000 personnes.

La vente d’alcool à emporter a, en effet, été autorisée dès le 23 mars pour tous les établissements propriétaires d’une licence. Mais un autre point de droit peut limiter cette activité en cas d’attroupement : selon le code de sécurité intérieure, la responsabilité des restaurateurs est engagée en cas de « trouble à l’ordre, la sécurité ou la tranquillité publics ».

« J’ai le droit de vendre »

Qu’en est-il si cet attroupement a lieu de l’autre côté de la rue ? « La responsabilité du commerçant est engagée jusqu’à ce que la vente soit terminée, considère Laurent Bidault, avocat en droit public. Ce n’est pas au restaurateur de disperser un attroupement formé à une dizaine de mètres de son établissement. » Ce texte est cependant suffisamment ouvert aux interprétations pour être diversement appliqué d’un quartier à l’autre.

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Le belvédère du parc de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, le 26 mai. SIMON AUFFRET POUR LE MONDE

Sur la façade du Moncœur Belleville, deux écriteaux, installés le jour de la réouverture de l’établissement, se veulent en tout cas dissuasifs : « Il est interdit de consommer de l’alcool sur la voie publique. » A Paris, l’interdiction de la Préfecture de police ne porte, en réalité, que sur les berges de la Seine, du canal Saint-Martin, du bassin de la Villette et du canal de l’Ourcq. Mais le message demeure : l’état d’urgence sanitaire est encore en vigueur et les rassemblements de plus de dix personnes sont interdits.

« J’ai le droit de vendre et, quand je sers les verres, je demande aux gens de respecter la distanciation, assume Orso Filippi. Ce qu’ils font ensuite, c’est de leur responsabilité et, pour la plupart, ils font attention. » Les patrouilles de police sont régulières, « pour faire de la prévention » auprès des passants, précise le restaurateur, et aucun fonctionnaire ne lui a jamais adressé le moindre reproche.

« Nous avons appelé à la plus grande vigilance sur de potentiels rassemblements de consommateurs, précise Marcel Bénezet, référent de la branche cafés, bars et brasserie au sein du Groupement national des indépendants hôtellerie et restauration. Néanmoins, je comprends ceux qui se disent : “Au point où j’en suis, je dois faire entrer un peu de trésorerie, sinon, je vais mourir.” »

« Ma trésorerie est négative »

A la tête de l’Apéro Saint-Martin, le long du canal du même nom dans le 10e arrondissement, Jacques-Marie André estime que son chiffre d’affaires correspond à 20 % de son activité habituelle. « J’avais réussi à atteindre l’équilibre et ma trésorerie est négative maintenant », regrette le trentenaire, installé depuis 2017. Lui est directement touché par l’interdiction de boire de l’alcool au bord du canal : ses clients pourraient se voir interdire de consommer leur achat dès la sortie de son établissement.

Sous le soleil, la brigade fluviale y veille. Trois policiers sur un hors-bord, passant le pont tournant de la Grange-aux-Belles, naviguent de rive en rive pour demander aux propriétaires de verres ou de bouteilles d’alcool (achetés ou non dans un bar) de quitter le canal. « Cinq mètres derrière, j’ai le droit, mais ici, non ? », proteste un homme, avant de se faire contrôler. Les nombreux badauds assis le long du canal qui ne boivent pas d’alcool ne sont pas inquiétés : ils font généralement attention à ne pas constituer des groupes de plus de dix personnes.

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Une brigade fluviale contrôle des passants le long du canal Saint-Martin, à Paris, le 26 mai. SIMON AUFFRET POUR LE MONDE

Outre les contrôles de consommateurs, les forces de l’ordre ont, dans un autre quartier, multiplié les démarches auprès des cafetiers. Dans le 11e arrondissement, Fabien Ménard a proposé dans son Rush Bar, dès le 21 avril, des boissons et des plats à emporter, comme la loi l’y autorise. Pourtant, « les visites de la police se sont succédé, presque tous les jours », déplore-t-il. Certains clients se rendaient sur la dizaine de bancs publics situés de l’autre côté de la rue, après avoir payé leur consommation.

« Les agents m’ont dit que j’étais responsable du périmètre de 50 mètres autour de mon bar, que j’étais en infraction du décret de fermeture. A deux reprises, ils m’ont demandé de mettre des couvercles sur les verres de bières pour pouvoir les vendre », s’insurge M. Ménard, pour qui ces reproches ne sont pas fondés légalement.

S’agissant de la responsabilité de ce cafetier face au comportement de ses clients de l’autre côté de la rue, « c’est une question d’interprétation, considère l’avocat Baptiste Robelin, spécialiste en droit commercial. Comment peut-on apporter la preuve qu’un restaurant suscite un attroupement qui n’est pas juste devant sa porte » ?

Le 20 mai, une notification de mise en garde avant fermeture administrative a même été remise au cafetier pour avoir organisé une « buvette improvisée ». Le gradé venu lui apporter le document, responsable des débits de boisson dans l’arrondissement, lui a pourtant affirmé, après une visite du bar, qu’il n’avait « rien à se reprocher ». « C’était de l’intimidation, est convaincu Fabien Ménard. Le citoyen que je suis en a marre de la limitation des libertés individuelles : je n’abaisserai pas mon rideau tant qu’on ne me l’imposera pas. »