https://medias.liberation.fr/photo/1315652-10544873997jpg.jpg?modified_at=1590648228&width=975
Chantal Thomas, instants de conservation
Photo Hermance Triay

Chantal Thomas, instants de conservation

Parution de «Café Vivre», recueil des chroniques mensuelles écrites au cours de ses promenades urbaines par l’auteure et historienne, et publiées dans «Sud Ouest».

by

Il est rare qu’une historienne soit si moderne, si réceptive à la virginité du présent ; qu’une érudite entretienne avec le passé un rapport aussi peu mélancolique. Ce n’est pas fréquent non plus de saisir aussi bien la joliesse et l’humour d’un instant, quelques mots captés au vol, partagés sans en faire tout un plat théorique, avant de passer à autre chose, à une autre rencontre. Chantal Thomas détient ces dons. Elle les cultive mais ils constituent son naturel. Ecrivaine originaire d’Arcachon, historienne spécialiste du XVIIIe siècle, de Sade et de Casanova notamment, elle a tenu entre 2014 et 2018 une chronique mensuelle dans le journal Sud Ouest. Café Vivre les réunit toutes et selon l’ordre chronologique de leur publication. Dans la plupart d’entre elles, il est question non de l’actualité, mais d’un lieu, d’une promenade. Café Vivre, ce drôle de titre, désigne justement un lieu, un café dans lequel Chantal Thomas prend ses habitudes lors d’un séjour au Japon. C’est le titre de l’une des chroniques également. L’auteure y raconte son voyage à sa façon, en associant des détails et des instants épars. A Kyoto, les magasins de luxe et les cafés aux noms insolites et français l’amusent. Outre le Café Vivre il y a le Café Cattleya, le Café comme ça et le Bon Café : «Je m’y trouvais bien bien de rester avec ma cup devant la large baie vitrée à contempler les hérons figés à contre-courant, les noirs corbeaux, divers musiciens en train de répéter un morceau […]. Je flottais bien bien dans ma douce euphorie.»

Pétales de fleurs.

Curiosité, fluidité du regard, jouissance du petit rien et du quotidien, mais niaiserie tenue à bout de gaffe grâce aux mots d’esprit : le style de Chantal Thomas s’accorde parfaitement à l’exercice de la chronique. Le livre est sous-titré Chroniques en passant, parce que ces textes brefs privilégient «la touche éphémère», expression qu’utilise Chantal Thomas pour qualifier les œuvres du peintre Hokusai. L’auteure marche beaucoup et de préférence dans les villes. A Zurich, elle pense à la marquise de Rambouillet. Cette savante tenait au XVIIe siècle un salon. Dans son hôtel particulier, elle avait aménagé «une chambre tapissée d’un velours bleu clair - une innovation à une époque où les intérieurs étaient dans des teintes sombres». La marquise faisait répandre au sol des pétales de fleurs, pratique en laquelle, note Chantal Thomas, il faut voir «une défense du précieux contre l’utile». A Paris, à la Bibliothèque nationale, l’historienne voyage depuis sa chaise sur les traces du moine franciscain Thomas Illyricus, qui la passionne. De fil en aiguille arrive sur sa table et entre ses mains Frère François, de Julien Green, «un livre merveilleux» consacré à saint François d’Assise. La bibliothèque ferme : «J’abandonne le monde où un illuminé en guenilles, tout en s’entretenant avec les oiseaux, fait naître la joie sur son passage.» Le lecteur admire l’enthousiasme de l’intellectuelle et retient son talent pour transformer l’étude en une enquête de détective.

Salsa.

A New York, qu’elle connaît comme sa poche, Chantal Thomas monte dans un taxi pour rentrer se coucher après une soirée à l’opéra. Au volant : «Un chauffeur pas du style classique. Mais qui avait son style - et sa gaieté.» Il met de la salsa à pleins tubes. «Et puis il m’a confié que son rêve était d’aller en France, mais qu’il ne le ferait pas parce que l’accent français le mettait dans des états érotiques pas possible.» A New York, toujours, Chantal Thomas observe un rituel. Dès son arrivée, elle visite la Frick Collection, un musée situé dans un hôtel particulier de la Fifth Avenue. Comparant, pour les différencier, Watteau et Fragonard, Chantal Thomas décrit chez le second une façon d’être qui pourrait bien être la sienne : «Fragonard ne nous place pas dans une durée. L’attente, l’espérance, avec ce qu’elles impliquent d’envers de déception ou de mélancolie, ne sont pas de son ressort. Et au contraire d’Hubert Robert, dont il était le compagnon et l’ami à Rome, le passé, ses ruines, ne l’intéressent pas. Il peint l’instant. Ses effets de surprise et de ravissement. Il peint le mouvement.» Un autre café habite Café Vivre. Il s’agit du film de Woody Allen intitulé Café Society, que Chantal Thomas a aimé. Il «ne comporte aucun suspense, n’ouvre sur aucune possibilité d’imprévu. Il se conclut même, simplement, sur le constat de l’amour manqué». Ces chroniques sont réussies parce qu’elles ne sont pas des prêches, mais des éclaircies. Cependant, la naïveté n’a pas sa place chez Chantal Thomas.