Benaouda Lebdai – La restitution des œuvres d'art questionnée
CHRONIQUE. C'est un récit captivant sur l'exil involontaire et le retour aux sources d'un objet sacré sérère que livre Fatoumata Ngom dans « Le Silence du totem ».
by Benaouda Lebdai*Un premier roman est souvent une gageure, toujours une aventure. La Sénégalaise Fatoumata Ngom, en publiant Le Silence du Totem, réussit un pari avec elle-même, d'autant plus que c'est plutôt une scientifique de formation. Premier roman, classiquement semi-autobiographique,mais qui dépasse l'autocentrisme pour aborder une question essentielle, celle de la restitution d'œuvres d'art africaines aux pays africains quelque soixante ans après les indépendances. En effet, il est étonnant que Fatoumata Ngom transpose en fiction une donnée culturelle postcoloniale qui allait s'avérer d'actualité au moment de la parution du Silence du totem, en l'occurrence, la restitution à l'Afrique des œuvres africaines confisquées pendant la colonisation. Certes, de nombreux pays, comme le Bénin, en avaient fait la demande depuis quelques années, sans réponse aucune de la part des différents gouvernements français et des musées. Quel est donc l'objet de ce texte de fiction qui illustre à quel point cette question est vitale ?
L'histoire du livre de Fatoumata Ngom
Le Silence du totem raconte donc l'histoire d'un masque sérère, du nom d'une ethnie du Sénégal, ramené en France par un explorateur missionnaire du nom d'Alexis de Fabrègues durant la colonisation et ainsi devenu une propriété dans la collection privée de la famille du missionnaire. Plus tard, la petite fille d'Alexis de Fabrègues, Marie-Charlotte de Fabrègues, l'a légué à l'État français. Le totem fut pris en charge par le musée des Colonies, transféré ensuite au musée du Quai-Branly. Par le biais d'une enquête rondement bien menée par la narratrice. Le voyage du masque sérère est suivi à la trace par le lecteur grâce aux notes laissées par le missionnaire explorateur, mais aussi à la mémoire de Marie-Charlotte de Fabrègues.
Un récit qui prend le lecteur
Fatoumata Ngom a superbement structuré le récit dans le sens où le lecteur entre dans l'histoire avec subtilité et, au fur et à mesure, se sent concerné par l'aventure qu'a connue ce masque. Le texte fictif est loin d'être un roman à thèse puisque l'histoire coule de source naturellement, et donc l'ensemble devient parfaitement crédible et convaincant. On entre dans le jeu d'une intrigue qui se transforme presque comme une enquête policière qui tente de résoudre l'énigme de la statue sérère : son histoire, son itinéraire, sa disparition, sa réapparition, son retour auprès des siens, structurent le récit.
Un récit dense
L'intérêt de ce roman réside dans une construction simple et complexe à la fois. De facture classique, linéaire, le développement de multiples centres d'intérêt et de multiples relations humaines, le récit en devient dense. C'est ce mixage qui en fait sa force et sa vitalité littéraire. Le personnage principal, Sitoé, a certainement atteint la plénitude dans sa vie privée, mariée, un enfant, une belle profession, après un parcours d'études brillantes qui ont commencé au Sénégal, ensuite à Paris en khâgne et une admission à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm. C'est le parcours d'une jeune Sénégalaise qui a réussi son adaptation et son intégration dans la société française avec son mariage à un Français. Le début du roman raconte les années d'apprentissage, celles de la jeune romancière elle-même, et donc les ingrédients d'un roman initiatique et d'apprentissage semblent réunis. Son exil pour poursuivre ses études à Paris est narré avec force détails, de même que les descriptions de Paris des beaux quartiers, de Paris et de ses élites intellectuelles, de Paris et de sa culture, mais aussi de Paris et de sa solitude.
Sitoé, une héroïne africaine investie d'une mission
Les pages sont exquises, et le style de Fatoumata Ngom crée une telle atmosphère de vraisemblance que le lecteur est mis en confiance, littéralement tellement pris dans l'histoire si particulière de Sitoé qu'il intègre sa psychologie et son mode de fonctionnement. Mais, tout au long des premiers chapitres, des flash-back sur l'enfance au Sénégal reviennent en mémoire, comme un boomerang, et les visages de ceux qui l'ont vu naître hantent son esprit de jeune émigrée. Les membres de sa famille sérère lui ont transmis une force incommensurable, et c'est cela qui va transformer le récit. L'intrigue tourne alors autour du masque sérère, ce qui donne à Sitoé la stature d'une grande héroïne africaine investie d'une mission.
Prouver que le totem est vivant
La statue sérère du pays Khalambass prise en 1870, son absence du village fut source de malheurs pour tout le peuple de Khalambass, comme les « sécheresses, les mauvaises récoltes, les maladies ». Lorsque Sitoé a vu au musée du Quai-Branly la statue, elle en fut psychiquement bouleversée et l'intrigue s'appuie sur sa décision de convaincre les autorités françaises à restituer la statue Pangool « unique témoin de l'histoire » du clan et de « l'âme des ancêtres » au peuple sérère, plus d'un siècle après sa prise par le missionnaire Alexis de Fabrègues. Ce totem, « un serpent noir aux yeux jaunes », est vivant, et c'est ce que Sitoé doit prouver aux autorités du musée. En effet, Pangool n'est point une œuvre d'art, mais il possède une fonction « autre qu'artistique », et donc essentielle à la vie du village sérère, dont l'histoire remonte à l'Égypte pharaonique, d'où le lien étroit avec le Totem serpent qui les protégeait depuis les temps anciens.
Le retour aux sources du Totem
Sitoé réussit à convaincre. Avec le soutien de l'Unesco, l'État français a accepté de rendre le totem Pangool au peuple de Khalambass : « Les mains tremblantes et les jambes sur le point de se dérober, Sitoé s'avança avec une infinie précaution et, en un geste délicat, elle posa le Totem sur le socle auquel il avait été arraché il y a presque cent cinquante ans. Enfin réunis, les deux éléments qui reformaient désormais un seul et même ensemble s'accordèrent dans une totale harmonie. » Sitoé a joué un rôle historique et ses ancêtres reconnaissants veillaient de nouveau sur le peuple sérère.
Un récit qui fait écho au rapport Sarr-Savoy
Le Silence du totem de Fatoumata Ngom vient conforter avec force le rapport de Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy sur la question de la restitution du patrimoine culturel africain à qui de droit. Fatoumata Ngom apporte par la fiction une pierre à ce débat passionné soulevé par ce rapport initié, du reste, par le président français Emmanuel Macron. L'histoire du totem Pangool signale de multiples interrogations : est-ce que ces masques déplacés durant la colonisation doivent être rendus aux musées des pays africains concernés ou doivent-ils être rendus aux chefs de clan, aux villages où ils incarnent une fonction ? Fatoumata Ngom a mis en scène une autre perspective, celle de l'âme des totems et des masques, car, comme le décrit si bien ce roman, ils n'étaient point perçus comme étant de simples objets d'art à admirer dans les musées, ils faisaient partie de la vie et de la mort à travers la présence des ancêtres.
Des questions en suspens
L'histoire culturelle de l'Afrique est riche en enseignements, et c'est ce que ce roman donne à lire. Fatoumata Ngom défend l'idée d'une nouvelle éthique culturelle postcoloniale qui permettrait aux richesses prises durant la colonisation de revenir en Afrique afin de reprendre leurs fonctions ancestrales. Plusieurs points d'interrogation subsistent néanmoins : les œuvres d'art récupérées enrichiront-elles les musées des ex-colonies souvent désespérément vides ? Seront-elles rendues aux clans et aux villages ? Des questions pas anodines sur un débat qui reste toujours ouvert.
* Professeur des universités en littératures africaines coloniales et postcoloniales.
** Fatoumata Ngom, « Le Silence du totem », Paris, L'Harmattan, 2019.