https://www.lopinion.fr/sites/nb.com/files/styles/w_838/public/styles/paysage/public/images/2017/04/fab-igor_delanoe_dr.jpg?itok=hLHUECMO
Igor Delanoë, directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe.
© DR

Igor Delanoë: «L’envoi d’avions de chasse russes vise à rééquilibrer les forces dans le conflit libyen»

« Le Kremlin souhaite réaffirmer la présence économique qu’il avait avant la chute de Mouammar Kadhafi », note directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe

by

Dans un communiqué du 26 mai, le commandement de l’armée américaine pour l’Afrique (Africom) dénonce le « déploiement par Moscou d’avions de chasse en Libye pour y soutenir les combattants de compagnies de sécurité privées parrainées par l’Etat russe ». Il s’agirait de 8 chasseurs Mig-29 et SU-24 sur la base d’Al-Juffra contrôlée par le maréchal Haftar et destiné à l’appui aérien des mercenaires de Wagner, la société de sécurité financée par Evgueni Prigojine, proche du Kremlin. Objectif : endiguer une contre-offensive des forces fidèles au gouvernement de Tripoli.

Entretien avec Igor Delanoë, directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe à Moscou.

Le déploiement d’avions russes aux côtés des forces du maréchal Haftar est-il de nature à changer le rapport militaire en Libye ?

Il s'agit plus de figer la situation alors que les forces du Gouvernement d'Union nationale (GNA) appuyée par la Turquie semblent vouloir mener une contre-offensive pour affaiblir l’Armée nationale libyenne (ANL, forces d’Haftar) en Tripolitaine et dans le Fezzan. Les chasseurs Mig-29 et SU-24 visent à rééquilibrer les forces alors que les drones turcs ont pris un avantage sérieux dans la bataille aérienne pour le contrôle de Tripoli, entamé il y a un an. Les forces du maréchal Haftar ont abandonné récemment leur base aérienne d’Al-Watiya et perdu des villes comme Sabratha et Sorman. Elles sont acculées à Tarhounah, à 80 km au sud de la capitale, annoncée comme la prochaine bataille. Ce soutien de l’allié russe ressemble plus à la dernière chance offerte au maréchal Haftar critiquée pour son aventurisme stérile et l’absence de volonté de négociation politique avec Tripoli. Il entre dans un jeu de posture avec la Turquie en vue de négociations sur le futur de la Libye. On retrouve là une approche similaire, de part et d’autre, à ce qui se passe sur le théâtre syrien.

La Libye ne semble pas avoir la même importance stratégique que la Syrie pour Moscou…

Ce théâtre n’a pas le même intérêt stratégique. Politiquement, la Russie est proche du parti Baas en Syrie mais n’a pas la même relation avec les acteurs politiques libyens. Militairement, il n’y a pas d’officiers russes déclarés dans la coordination des opérations même s’il y a un dialogue sur les objectifs tactiques. La Russie n’a pas de bases militaires comme à Tartous et Hmeimim en Syrie même si elle serait tentée d’y implanter une base navale qui soulèverait une opposition des pays de l’alliance euro-atlantique. En fait, le Kremlin souhaite davantage réaffirmer la présence économique qu’il avait avant la chute de Mouammar Kadhafi. Elle louche sur les ressources pétrolières du pays et mise sur la reprise des contrats d’armement et des projets infrastructures. Environ 5 milliards de dollars de commandes d’équipements militaires sont partis en fumée en 2011 et le chemin de fer Syrte-Benghazi n’a jamais vu le jour.

La Turquie n’a-t-elle pas davantage d’intérêts à défendre ?

La Turquie pousse un agenda géopolitique. Ankara se voit en hub gazier à destination de l’Europe et souhaite contrer les ambitions d’Israël, de Chypre et de l’Egypte, futurs concurrents dans la fourniture de gaz aux pays européens. Elle y voit aussi un ancrage pour y promouvoir un Etat adoptant la matrice de l'islam politique. Ce à quoi l’Egypte, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite s’opposent fermement.

L’influence occidentale n’est-elle pas en recul en Libye ?

Les Etats-Unis disposent de leviers, en faisant pression sur les pays du Golfe et la Turquie, pour réduire l'intensité de ce conflit. Mais leur intérêt est fluctuant et sujet à l’influence des lobbys des belligérants. Donald Trump a, par le passé, montré des signes de bienveillance à l’égard du maréchal Haftar, mais l’implication russe a fait réagir le Pentagone. Quant à la France, elle n’est pas disposée à voir la Turquie s’installer durablement en Libye et a donc un intérêt convergent avec Moscou pour endiguer les ambitions turques. Ce dossier a été abordé lors de l’entretien entre les ministres de la Défense des deux pays, le 14 mai. Comme Moscou, Paris penche davantage du côté du maréchal Haftar mais sa position est fragilisée par son double jeu, le nécessaire respect des résolutions onusiennes et la non-ingérence demandée par des pays comme l’Algérie. La Russie et la Turquie se sont engouffrées dans les interstices du flottement américain et français pour pousser leurs avantages.

Quel pourrait être le compromis russo-turc sur la Libye ?

En Libye comme en Syrie, Ankara et Moscou n’ont pas intérêt à une confrontation directe d’autant plus que ce dossier est plus périphérique. Mais elles seront des parties prenantes de tout partage territorial et règlement politique. Les présidents Erdogan et Poutine se sont parlé au téléphone, le 19 mai. Ce type d’entretien est organisé quand il faut généralement « calmer le jeu » et éviter des incompréhensions. La marge de manœuvre du Kremlin me semble un peu plus limitée. Elle doit ménager la Turquie pour conforter ses positions en Syrie et ne peut appuyer davantage le maréchal Haftar sans se mettre à dos d’autres partenaires comme l’Algérie.