La présence à Bruxelles d'un avion aux couleurs d'une compagnie africaine blacklistée en Europe soulève quelques questions

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Le Boeing 767 aux couleurs de Ceiba Intercontinental photographié à Bruxelles-National le 22 avril dernier.
© Matteo Lamberts
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L'extrait de la liste noire des compagnies aériennes de l'Union européenne
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Le site internet de la compagnie aérienne Cronos
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La liste de l'Agence européenne de sécurité aérienne dans laquelle figure le Boeing 767 repris dans la flotte du groupe Ethiopian Airlines
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Tout part d’une simple plainte effectuée par un riverain de l’aéroport de Bruxelles-National, une plainte comme il y en a des dizaines de milliers chaque année. Mais celle-ci concerne un avion pas comme les autres. Pour un vol pas tout à fait ordinaire non plus. L’avion en question est un Boeing 767-300 qui porte les couleurs de la compagnie CEIBA Intercontinental, une compagnie de Guinée équatoriale dont on ne devrait en principe pas apercevoir les avions en Europe puisqu’elle figure sur la liste noire de l’Union européenne. Mais cet avion, en principe interdit de ciel européen, est bel et bien venu à Bruxelles à deux reprises ces dernières semaines.

Si c’était simple, ce ne serait pas intéressant. Construit il y a vingt ans, ce Boeing a d’abord transporté les passagers de la compagnie néerlandaise KLM. En juin 2013, il arrive en Guinée équatoriale avec une nouvelle immatriculation (3C-LLU), d’abord pour le compte de la compagnie Guinea Ecuatorial Airlines (GEASA) et ensuite, le même mois (juin 2013) pour celui de CEIBA Intercontinental. En 2019, il change à nouveau d’immatriculation (ET-AWQ) mais cette fois dans un pays voisin, l’Ethiopie.

Intrigué par la plainte du riverain bruxellois, le directeur du service de médiation pour l’aéroport, Philippe Touwaide, avertit le ministre de la Mobilité, François Bellot, à qui, par mail, il écrit notamment que " la compagnie CEIBA INTERCONTINENTAL de Guinée Equatoriale est reprise dans la liste noire des avions et compagnies interdits en Europe, interdite en Europe sans discontinuité depuis la liste du 14 juillet 2009 jusqu’à la dernière mise à jour du 10 décembre 2019. Je tenais à vous en informer, d’autant qu’il se pourrait que cet avion ait été utilisé lors de sa venue à Bruxelles-National sous le statut non confirmé de vol d’Etat au nom de EQUATORIAL GUINEA GOVERNMENT ".

" Je vous invite à vous renseigner… "

La réponse du ministre est claire à propos du vol en question "Renseignements pris, selon la procédure habituelle pour les vols d’Etat, le vol avait été approuvé par le SPF Affaires étrangères avec consultation de tous les services ad hoc dûment concernés. Cet avion est immatriculé en Ethiopie (ET-AWQ) (précédemment, il était chez KLM), et n’est donc pas concerné par l’interdiction de vol touchant CEIBA Intercontinental ". Mais François Bellot ajoute cette petite phrase : "Je vous invite donc à vous renseigner afin de ne pas tirer des conclusions inexactes, ce qui permet de garantir la noblesse de toute fonction publique dans l’exercice de sa mission ".

En réalité, le médiateur Philippe Touwaide s’était bel et bien renseigné. Et ce qu’il pressentait, à savoir que la présence de cet avion en Europe est pour moins étrange, semble de plus en plus avéré.

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L'extrait de la liste noire des compagnies aériennes de l'Union européenne - © Tous droits réservés

Toutes les compagnies aériennes de Guinée équatoriale sont sur la liste noire de l’Union européenne

Dirigée depuis 1979 par le président Obiang (Teodoro Obiang Nguema Mbasogo), réélu en 2016 pour un nouveau mandat de 7 ans et qui a alors désigné son fils Teodoro Nguema Obiang Mangue comme vice-président de la République chargé de la défense nationale et de la sécurité d’Etat, la Guinée équatoriale compte principalement deux compagnies aériennes : Ceiba Intercontinental, qui est la compagnie nationale, et Cronos Airlines. Comme "tous les transporteurs aériens certifiés par les autorités de Guinée équatoriale responsable de la surveillance réglementaire" (c’est ce qui est précisé sur la liste noire européenne), Ceiba et Cronos sont interdites dans l’espace aérien de l’Union européenne. Mais cela n’empêche pas Ceiba Intercontinental d’assurer une liaison régulière avec l’Europe (Madrid), grâce à une astuce : le vol est fait par un avion immatriculé au Portugal l’opérateur officiel est la compagnie portugaise White. Mais l’avion, un Boeing 777, est bel et bien aux couleurs de Ceiba Intercontinental.

Tout comme le Boeing 767 qui se rend parfois à Bruxelles, même s’il n’est pas officiellement opéré par Ceiba.

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Le site internet de la compagnie aérienne Cronos - © Tous droits réservés
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La liste de l'Agence européenne de sécurité aérienne dans laquelle figure le Boeing 767 repris dans la flotte du groupe Ethiopian Airlines - © Tous droits réservés

Président fondateur d’une compagnie et pilote dans une autre

Nous sommes entrés en contact avec un homme qui se présente comme étant l’un des pilotes de ce Boeing 767. Il nous explique que l’avion est la propriété de l’Etat de Guinée équatoriale, qui en a confié le contrôle opérationnel et la maintenance au groupe Ethiopian Airlines, compagnie qui ne figure pas sur la fameuse liste noire européenne. Et l’avion se retrouve en effet dans la liste TCO (opérateurs de pays tiers) de l’AESA (l’agence européenne de sécurité aérienne). Il nous dit que l’objet de ce vol était de "récupérer du fret" et aussi des "cadres de la présidence et des équipages qui travaillent à Malabo (la capitale de Guinée équatoriale) pour l’Etat". Et lorsque nous lui avons demandé des précisions sur ce fret, il nous a répondu qu’il s’agissait de "nourriture et autre logistique pour l’Etat". Cet homme, Andreas Kaiafas, affirme que tous les pilotes ont une licence FAA (américaine) ou AESA (européenne), qu’ils ont obtenu leur certification chez Ethiopian Airlines et qu’ils font du simulateur dans un centre d’entraînement certifié par Boeing. Il est présenté comme "responsable (lead officer) de la flotte présidentielle" de Guinée équatoriale ; on retrouve aussi sa trace comme président fondateur (visiblement toujours en exercice) de Cronos Airlines, l’autre compagnie de Guinée équatoriale interdite de vol en Europe mais qui dessert notamment le Nigéria, le Bénin et le Cameroun.

Le très pratique statut de " vol d’Etat "

Pour que cet avion puisse se poser à Bruxelles, les autorités équato-guinéennes ont dû demander l’autorisation non seulement à la Belgique mais à tous les pays de l’Union européenne qu’il a survolés. Une fois l’autorisation accordée, le vol échappe aux règles de sécurité fixées par l’OACI (l’organisation de l’aviation civile internationale) et donc aussi aux règlements européens : alors qu’il lui serait interdit d’effectuer un vol commercial ou de transport de marchandises "à titre onéreux", autrement dit avec une contrepartie financière, l’avion effectuant un "vol d’Etat" peut parfaitement circuler dans l’espace aérien de l’Union européenne.

En Belgique, cette autorisation est accordée par les Affaires étrangères, où l’on nous a fait savoir qu’en théorie, un vol n’est considéré comme vol d’Etat que s’il transporte des Chefs d’Etat. Mais dans la réalité, "on fait preuve de souplesse pour des vols avec à bord des membres du gouvernement et même des hauts fonctionnaires, donc en fait toute délégation officielle". Cela dit, il est évident que la demande d’autorisation doit être assortie d’informations détaillées via un formulaire dans lequel il faut notamment préciser de quelles personnalités le vol assure le transport. Nous avons cherché à savoir s'il y avait une personnalité à bord du Boeing 767 qui est venu à Bruxelles mais en réalité, la demande adressée aux Affaires étrangères belges concernait "une cargaison à visée officielle pour une mission de l'Etat de Guinée équatoriale". Nous avons également demandé par écrit au ministre de la Mobilité s’il n’avait pas eu le moindre soupçon à propos de ce vol, mais "Le Ministre Bellot n’était pas informé spécifiquement de ce vol; il s’agit d’informations opérationnelles qui ne sont jamais mises à sa disposition". 

Quant à la question de savoir s’il n’aurait pas été opportun de pratiquer une inspection SAFA (Safety assessment of foreign aircraft)., elle restera sans réponse. Comme précisé sur le site des autorités belges, https://mobilit.belgium.be/fr/transport_aerien/exploitation_technique/safa), "Tous les avions étrangers (c’est-à-dire non-immatriculés en Belgique) effectuant des vols commerciaux et les avions étrangers de plus de 5.7 tonnes effectuant des vols non commerciaux sur un des aéroports belges sont susceptibles d’être inspectés. Ces inspections peuvent être ciblées (sur une compagnie étrangère, sur un avion particulier, sur toutes les compagnies d’un même pays,…) ou effectuées sur une base aléatoire." Basé sur une check-list de 54 éléments, ce contrôle aurait permis de vérifier que cet avion est en ordre de maintenance et ne représente pas, comme certains experts nous l’ont dit, une " poubelle volante ". 

LIRE AUSSI : Article publié samedi : https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_boeing-d-une-compagnie-blacklistee-a-zaventem-le-vol-etait-approuve-selon-le-ministre-de-la-mobilite?id=10507858