https://resize-lejdd.lanmedia.fr/r/620,310,forcex,center-middle/img/var/europe1/storage/images/lejdd/societe/marcel-gauchet-les-francais-ont-obei-daccord-mais-ils-nen-pensent-pas-moins-3970428/55220999-1-fre-FR/Marcel-Gauchet-Les-Franc-ais-ont-obe-i-d-accord-mais-ils-n-en-pensent-pas-moins.jpg
Le philosophe et historien, Marcel Gauchet.(Sipa)

Marcel Gauchet : "Les Français ont obéi, d’accord, mais ils n’en pensent pas moins"

by

Le philosophe et historien, Marcel Gauchet, auteur du Désenchantement du monde ne soupçonnait pas que tant de gens puissent être habités par la peur. Il reproche au gouvernement d’en avoir profité.

Auriez-vous cru avant le confinement que les Français seraient si disciplinés?
Non, mais je n’aurais pas cru non plus qu’ils céderaient aussi facilement à l’espèce de panique qui les a saisis et qui a déterminé cette discipline. Impossible évidemment de faire la part de l’altruisme - protéger les autres - et de la crainte égoïste dans ce comportement ; mais j’ai quand même l’impression que c’est la peur qui a été déterminante, et je n’en reviens pas. Je ne soupçonnais pas la présence de ce sentiment d’extrême vulnérabilité de son existence chez tant de gens. Un sentiment d’autant plus étonnant qu’il a résisté aux informations plutôt rassurantes qui sont vite tombées sur les modalités réelles de la maladie. Il subsiste encore d’ailleurs dans la crainte irrationnelle des parents d’envoyer leurs enfants à l’école, alors qu’on sait pertinemment qu’ils ne risquent à peu près rien.

Lire aussi - Coronavirus : ces indicateurs qui donnent de l'espoir

La peur est-elle un bon moteur du civisme?
La peur peut provoquer l’obéissance, mais elle est à l’opposé du civisme, qui suppose une appréciation raisonnée du danger et la prise en charge responsable des contraintes que la situation impose. Il y a lieu de craindre l’empreinte durable dans la vie collective des deux règles imposées par l’épidémie : 'méfiez-vous les uns des autres' et 'le meilleur des engagements, c’est de rester chez vous'.
Nous n’avons pas attendu cette pandémie pour accepter que notre vie quotidienne soit contrainte par des règles édictées 'pour notre bien' – l’obligation du port de la ceinture de sécurité en voiture, du casque sur un deux-roues, les limitations de vitesse –, mais là, n’est- on pas allé plus loin que jamais? Jusqu’à quel point doit-on sacrifier la liberté individuelle sur l’autel de la santé publique?

Il n’y a aucune règle en la matière. Tout est fonction de la gravité de la situation. Le facteur déterminant, en la circonstance, a été la peur des gouvernants à l’égard de la société. Une peur d’autant plus grande qu’ils avaient à cacher leur impréparation et leur absence de moyens. C’est ce qui leur a fait choisir cette stratégie maximaliste de la réclusion générale. Il faut dire qu’ils ont été bien aidés par le concours bénévole des grands médias, qui en ont rajouté dans la dramatisation. C’était l’occasion rêvée pour eux d’affirmer leur rôle et de faire de l’audience. Mais le fait est que la méthode a marché. Cette soumission à une privation de liberté sans précédent reste mystérieuse. Il est vrai aussi qu’à la différence des règles que vous évoquez, qui sont permanentes, la contrainte était temporaire. On pouvait se résigner à attendre le bout du tunnel.

Rares sont ceux qui se sont rebellés contre les discours infantilisants de l’exécutif...
Pas dans les grandes villes en tout cas, c’est un fait, si on laisse de côté le cas spécial des banlieues plus ou moins incontrôlables. Il faut faire la part d’un autre facteur qui a joué un rôle important dans l’acceptation sans discussion du renvoi chez soi : l’intimidation morale. Se rebeller, et même critiquer les instructions du gouvernement, c’était se désigner comme un monstre indifférent à la mort de son prochain, si ce n’est un assassin potentiel. Même le Gaulois habituellement réfractaire recule devant cette perspective. Il est remarquable de voir à quel point cette nouvelle morale de la compassion obligatoire s’est installée dans les esprits.

À quoi s’accoutume-t-on dans une telle période ? Faisons une revue de détail des différentes toxicités. 1. N’y a-t-il pas comme une accoutumance à la privation de liberté?
Non, je ne le crois pas. Il fallait d’abord la force exceptionnelle du motif pour l’imposer. Les pouvoirs n’ont pas tous les jours une épidémie inquiétante sous la main pour nous boucler! Et ensuite la certitude que cette suspension de la liberté de mouvement n’était que pour un temps limité a été décisive dans son acceptation. Il ne me semble pas acquis d’ailleurs qu’on nous y reprendrait facilement. L’effet de surprise a beaucoup compté.

2. Y a-t-il une accoutumance à l’autorité politique? La France n’est-elle pas mûre pour l’arrivée au pouvoir d’une personnalité autoritaire?
Pas davantage à mon sens. J’en vois la preuve dans l’image peu reluisante que les Français se font de leurs gouvernants et le peu de confiance qu’ils leur témoignent. Ils ont obéi, d’accord, mais ils n’en pensent pas moins. Une personnalité autoritaire, en général, règne par son charisme et par la confiance qu’on lui accorde. Pour le moment, c’est le moins que l’on puisse dire, nous n’avons pas cet article en magasin.

3. Y a-t-il une accoutumance à l’absence d’école?
Là, oui, en revanche, il y a lieu de s’inquiéter. Les arguments évoqués à propos du retour ou non à l’école ont de quoi laisser songeur. Sa première fonction dans l’esprit public, apparemment, est de garder les enfants pendant que les parents travaillent. Il est admis accessoirement qu’elle représente un lieu de sociabilité important pour les élèves. Quant à sa fonction d’enseignement, elle arrive manifestement en dernier. L’école serait une option laissée à la discrétion des parents. On serait curieux, d’ailleurs, de savoir quelle a été leur mobilisation réelle à l’appui de l’enseignement à dis- tance. Cette dévalorisation du vrai rôle de l’école n’est certes pas un progrès de la conscience collective.

4. Y a-t-il une accoutumance à l’absence de travail? Quelles leçons faut-il en tirer sur l’attachement des Français à la valeur travail?
De ce point de vue-là aussi, il y a de quoi être troublé par l’attitude d’une partie de la population qui trouve confortable la situation consistant à recevoir son salaire sans contrepartie et qui n’est pas du tout pressée de retourner au travail. Il s’est creusé une profonde division culturelle dans le pays entre une France très attachée à la valeur travail, et très désireuse en la circonstance de renouer au plus vite avec son emploi, et une autre France qui a fait des loisirs son idéal existentiel. La crise sanitaire n’a fait qu’exacerber ce partage. C’est devenu une composante non négligeable des clivages politiques.

Existe-t-il une psychologie collective propre aux périodes épidémiques ou est-ce une simple accentuation de ce qui prévaut dans les temps ordinaires? La recherche des boucs émissaires est-elle plus obsessionnelle?
Je ne me prononcerais pas sur le point de savoir s’il y a une règle générale des situations épidémiques. Pour ce qui est de celle que nous avons connue, il me semble qu’elle a fait apparaître des choses qui restaient latentes. Elle a révélé en particulier la force d’une attente de santé capable de mettre à l’arrêt l’impératif économique qu’on croyait tout-puissant. Mais je ne vois pas qu’elle ait poussé vers l’identification de boucs émissaires. C’est une absence notable par rapport aux habitudes de ce type de situation.

Que nous dit la période sur la responsabilité du décideur politique par rapport au savant et par rapport au juge ?
Nous avons été témoins de la tentation des gouvernants de s’abriter derrière l’autorité des scientifiques comme de la tentation des citoyens d’en appeler aux juges pour sanctionner les gouvernants. Deux tentations à écarter. Les gouvernants ont la fonction irremplaçable de décider pour l’ensemble, et la sanction de leur action ne peut se trouver que dans le suffrage des citoyens. La crise n’aura pas été pour rien si elle permet de redonner de la clarté aux rôles et aux responsabilités des uns et des autres.