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Patrick Pouyanné dirige le géant français de l'énergie depuis fin 2014. (© B. Levy / Total)

Patrick Pouyanné : «Total peut payer son dividende et investir avec un pétrole à 35-40 dollars»

Patrick Pouyanné a accordé un entretien exclusif au Revenu. Crise sanitaire, soutenabilité et éthique du dividende, engagements environnementaux : le PDG de Total aborde sans détour ces sujets qui bousculent son groupe et l'ensemble du monde de l'énergie.

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Âgé de 56 ans, Patrick Pouyanné est diplômé de l’École Polytechnique. Il a débuté sa carrière dans divers postes dans l’administration et les cabinets ministériels. Il rejoint la branche Exploration & Production de Total en 1997. Il y occupera plusieurs fonctions de direction. En 2012, il prend la tête de la branche Raffinage-Chimie. En 2014, il devient directeur général du groupe suite au tragique décès de Christophe de Margerie. Il est nommé PDG en décembre 2015. Son mandat court jusqu’en 2021.

Comment Total s’adapte-t-il à la crise sanitaire ?
Patrick Pouyanné :
Notre première priorité est la santé de nos salariés. Ensuite, nous mettons tout en œuvre pour assurer la continuité de nos activités. Le masque a été rendu obligatoire dans tous les espaces communs, du gel hydroalcoolique est mis à disposition, des caméras thermiques contrôlent la température etc. Sur nos plateformes pétrolières, nous utilisons des tests pour éviter toute propagation du virus.

Ces mesures seront maintenues tant que le Covid-19 ne sera pas totalement contrôlé. Elles peuvent avoir un impact sur la productivité de nos opérations. Dans des usines manufacturières comme celle de Saft, l’impact en termes de productivité est de l’ordre de 10-15%. Mais la sécurité et la santé ne sont pas négociables.

La mise à l’arrêt de l’économie mondiale due à la pandémie a entraîné un effondrement du prix du pétrole. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Patrick Pouyanné :
Cette crise est d’abord une crise de la demande, qui s’est effondrée à des niveaux historiquement bas en quelques semaines à cause de la pandémie. S’est ensuite ajoutée une crise de l’offre lorsque certains pays ont décidé d’augmenter fortement leurs productions à contretemps. Un cocktail inédit qui a fait plonger les prix et gonfler les stocks de pétrole à des niveaux plus vus depuis le début des années 2000.

Le passage du WTI par un prix négatif en avril a toutefois agi comme un électrochoc. Le marché fonctionne ! Les producteurs nord-américains ont volontairement baissé la production de plus de 2 millions de barils/jour et les pays producteurs ont réduit drastiquement la leur.

Coté demande, deux mois après la fin du confinement, on observe un retour à la normale en Chine, ce qui est plutôt encourageant. Par crainte de la promiscuité dans les transports en commun, les voyageurs semblent en outre privilégier actuellement l’automobile, ce qui joue sur la consommation de carburants.

À condition que l’Opep et la Russie maintiennent leur discipline et que les effets du déconfinement se poursuivent, les stocks devraient commencer à se réduire à partir de juin/juillet. Les prix ont déjà rebondi depuis leurs plus bas d’avril mais un retour à la situation pré-crise ne se fera que progressivement.

Décote de 10% pour le dividende en actions

Comment Total peut-il résister dans ce contexte ?
Patrick Pouyanné :
Nous avons réagi rapidement en annonçant une forte baisse de nos dépenses. Car c’est ce que nous contrôlons. Notre programme de maitrise des coûts passe de 300 millions à 1 milliards de dollars d’économies.

Parallèlement, nous allons diminuer nos investissements de 4 milliards de dollars, passant de 18 à 14 milliards. Sur ce point nous avons appris de la crise de 2014-2015. Une partie de nos contrats est flexible ce qui nous permet d’arrêter des opérations de forages sans frais et sans délai.

Enfin, un effort de 2,5 milliards de dollars est demandé aux actionnaires via l’arrêt du programme de rachat d’actions et la possibilité d’opter pour un paiement en actions du quatrième acompte du dividende 2019. Une décote de 10% sera d’ailleurs proposée à cette occasion.

Comment se portent vos activités en aval de la chaîne de valeur (raffinage, distribution, pétrochimie) ?
Patrick Pouyanné :
La pétrochimie n’est pas trop affectée mais le raffinage et la distribution ont subi des fortes baisses d’activité en raison de l’écroulement de la demande. Celle-ci commence toutefois à repartir et, avec la résorption des stocks, ces activités devraient progressivement retrouver leur rôle habituel d’amortisseur en situation de crise : la baisse du prix du pétrole favorisant les volumes et les marges des raffineries.

Total a décidé de maintenir son dividende quasi-inchangé en proposant un premier acompte au titre de 2020 à 0,66 euro par action. Combien de temps le coupon peut-il tenir si l’environnement ne s’améliore pas ?
Patrick Pouyanné :
Les fondamentaux de Total sont bons. Notre taux d’endettement est faible, à moins de 20% des fonds propres, et notre point mort – qui correspond au prix du pétrole au-dessus duquel nous couvrons nos dépenses avant dividende – est très compétitif, à moins de 25 dollars par baril.

Cette solidité nous permet de maintenir le niveau de notre dividende malgré la violence de la crise. Compte-rendu de la volatilité et des incertitudes en ce moment, nous referons bien évidemment le point à ce sujet à la fin du troisième trimestre lorsque nous disposerons d’une meilleure visibilité.

À partir de 35 à 40 dollars le baril, Total peut payer son dividende de manière pérenne tout en continuant à investir pour le long terme.

500 millions d'euros de taxes

Que pensez-vous du mouvement «anti-dividende» qui s’est développé à la faveur de la crise sanitaire ?
Patrick Pouyanné :
J’avoue ne pas comprendre en quoi la suppression de notre dividende serait une décision de solidarité. Cet argent finance in fine l’économie française. Total compte 400.000 actionnaires individuels en France qui touchent en moyenne 1.000 euros de dividendes par an. Et sur les 7 milliards de dollars que nous distribuons en tout, l’État français récupère 500 millions d’euros de taxes.

La solidarité c’est plutôt, comme nous le faisons, de ne pas demander le soutien de l’État pour ne pas peser sur ses finances et réserver son soutien aux entreprises qui en ont le plus besoin. L’Etat pour moi c’est l’ultime recours : nous comptons d’abord sur nous-mêmes, et ensuite sur nos actionnaires puisqu’ils sont les propriétaires de l’entreprise.

Maintenir notre coupon prouve notre confiance dans nos fondamentaux et nous permet de gagner celle des actionnaires sur le long terme.

Total va-t-il profiter de la crise pour réaliser des acquisitions à bon compte ?
Patrick Pouyanné :
Nous venons d’annoncer une opération en Ouganda qui n’était pas prévue, avec le rachat des actifs de Tullow pour moins de 2 dollars du baril. Nous avons une politique d’acquisitions à contre-cycle que nous continuerons à appliquer. L’abandon du projet de rachat des actifs d’Occidental Petroleum en Algérie et au Ghana nous donne d’ailleurs des marges de manœuvre supplémentaires en ce domaine.

Une des meilleures acquisitions de l'histoire de Total

Regrettez-vous l’abandon de ce projet en Algérie et au Ghana ?
Patrick Pouyanné :
Nous aurions bien sûr honoré notre engagement si nous avions pu, mais le rachat des actifs ghanéens était conditionné à l’acquisition de l’ensemble des activités d’Occidental en Afrique car il s’agissait d’un actif non opéré qui n’était pas notre priorité. Malheureusement, après un accord avec les autorités algériennes, Occidental a informé Total qu’il ne serait pas en mesure de céder ses intérêts en Algérie. Nous avons donc préféré renoncer au Ghana comme nous en avions l’option pour maintenir nos flexibilités financières.

Ce sont les activités dans le GNL au Mozambique qui nous intéressaient au premier plan. Bouclée pour 4 milliards de dollars, cette acquisition est probablement l’une des meilleures acquisitions de l’histoire de Total. C’était ce que nous voulions en priorité et nous l’avons obtenu.

Pourriez-vous profiter du marasme actuel pour, finalement, vous lancer dans le pétrole de schiste américain en réalisant une acquisition ?
Patrick Pouyanné :
Non, nous n’investirons pas dans le schiste américain. Je suis extrêmement ferme là-dessus. Cette activité ne correspond pas aux choix fondamentaux de Total d’exploiter du pétrole à bas coûts, comme le démontre la crise actuelle. Si nous devons nous diversifier, nous préférons le faire dans les énergies renouvelables !

Le 21ème siècle sera celui de l’électricité

Vous avez annoncé des ambitions fortes en matière de réduction des émissions de CO2 avec notamment une neutralité carbone totale, y compris des produits vendus par le groupe, en Europe à horizon 2050. Comment comptez-vous atteindre ces objectifs ?
Patrick Pouyanné :
Le monde de l’énergie change et la tendance est à une baisse de la demande de pétrole. Je le répète : le 21ème siècle sera celui de l’électricité.

Dans cette perspective, Total devient un groupe multi-énergies. La vente d’électrons représente déjà 5% de nos ventes totales d’énergies, contre moins de 1% en 2015. Nous allons continuer à investir, à raison de 1,5 à 2 milliards de dollars par an, pour faire croitre cette proportion.

En Europe, la société et ses représentants politiques ont clairement affiché leur volonté d’œuvrer pour la neutralité carbone, de mettre en place des règlementations et de développer un marché du CO2 et donc les marchés de l’énergie vont fortement évoluer sur notre continent.

Total ne va pas aller contre cette dynamique mais au contraire en tirer parti, notamment à se développant dans l’électricité, les batteries, les bornes de recharges électriques pour véhicules. Selon nos scénarios, la captation du CO2 représentera environ 20% de cet objectif. Le reste viendra d’une baisse progressive de la production en mer du nord et de l’évolution à la baisse des carburants pétroliers, notamment avec l’apport du biogaz et des biocarburants.

Nous nous sommes également engagés à neutraliser toutes nos émissions sur nos opérations au niveau mondial.

Être plus vert pour une meilleure valorisation boursière ?

Un Total plus électricien et moins pétrolier pourra-t-il continuer à rémunérer ses actionnaires comme il le fait aujourd’hui ?
Patrick Pouyanné
: Le marché de l’électricité renouvelable est dans la première phase de son développement. Il est soutenu par les États qui garantissent le rachat des électrons produits, ce qui permet d’investir avec la perspective d’une rentabilité quasi garantie.

Notre modèle est de construire des capacités de production puis d’en revendre 50%, à des fonds de pension notamment, en empochant un gain au passage puisque nous avons supporté le risque initial. La trésorerie générée est ensuite réinvestie dans d’autres projets et ainsi de suite.

Au global, grâce à ce business model vertueux, nous pourrons grandir dans ce domaine tout en maintenant nos cash-flow, et donc notre dividende. L’objectif est aussi d’améliorer nos ratios de valorisation boursiers. Les entreprises spécialisées dans le renouvelable affichent des multiples très élevés. Si nous démontrons aux investisseurs que Total est foncièrement engagé dans cette voie, cela devrait entraîner une hausse de notre cours de Bourse.

Pourriez-vous réaliser de grosses acquisitions dans le secteur du renouvelable ?
Patrick Pouyanné :
Il existe peu de gros acteurs dans le domaine et ils coutent chers. Mais nous sommes capables de devenir par nous-mêmes ce «gros acteur». En un trimestre, nous avons déjà annoncé plus de 6 gigawatts de nouvelles capacités. Total vise 25 gigawatts en 2025, une ambition similaire à celles des grands électriciens.

Dans ce contexte, continuer à investir dans l’exploration pétrolière a-t-il encore un sens ?
Patrick Pouyanné :
Le monde aura encore besoin de pétrole et de gaz en 2050 et nos réserves nous assurent actuellement un peu plus de 22 ans de production. Nous devons donc continuer à chercher des ressources en nous focalisant exclusivement sur des champs peu couteux à exploiter.

Même si la demande mondiale en pétrole décroit sur le long terme, il faudra quand même satisfaire la demande restante. Et seules les ressources à bas prix pourront le faire. En somme, il faudra bien du kérosène pour que les avions puissent voler car, contrairement aux voitures ou aux bateaux, on ne sait pas faire voler des avions autrement sur de longues distances, même si ce sera du kérosène mélangé à des biocarburants.

Pourquoi vous opposez-vous à la résolution «climat» déposée par un groupe d’investisseurs ?
Patrick Pouyanné :
Nous sommes tout à fait ouverts à la discussion avec nos actionnaires sur ce sujet. Nous avons d’ailleurs inclus dans nos résolutions une recommandation de Phitrust sur la responsabilité sociale et environnementale du conseil d’administration.

Si vraiment le groupe d’investisseurs que vous évoquez a la volonté de créer vertueusement de la valeur avec l’entreprise dans le futur, dialoguons comme nous l’avons fait avec les représentants de Climate Action 100+ !

Or nous n’avons eu accès à la résolution que la veille de son dépôt. Elle est doublement problématique. Sur le plan juridique tout d'abord, en termes de conflit de compétences entre conseil d’administration et assemblée générale. Mais nous avons décidé de la soumettre au vote. Je pense d’ailleurs que cela devrait être plutôt à l’AMF de juger de sa recevabilité ou non, comme le fait la SEC aux États-Unis, et non être laissé à l’appréciation du conseil qui se retrouve juge et partie.

Sur le fond ensuite, rendre le groupe responsable des émissions de CO2 de ses clients, sur lesquelles il n’a pas de levier ni de moyen d’action, créerait un risque juridique inacceptable qui pourrait nourrir des contentieux et limiterait la capacité de Total à se développer.

Propos recueillis par Johann Corric


L’essentiel et notre conseil boursier sur Total

Géant des hydrocarbures, Total a pompé 3 millions de barils par jour en 2019. Un niveau record qui se répartit à quasi-égalité entre le pétrole (48%) et le gaz (52%). Un léger repli est attendu en 2020.

- Confronté à une crise majeure moins de cinq ans après la précédente, Total affiche une solide capacité de résistance. Son faible endettement et des coûts de production compétitifs lui permettent de maintenir son dividende.

- Le pétrolier a pris des engagements climatiques forts à horizon 2050, qui supposent une transformation profonde de l’entreprise. Total prévoit notamment d’investir plus de 1,5 milliard de dollars par an dans l’électricité bas carbone.

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Profil d'investissement : dynamique

Prochain rendez-vous : l’assemblée générale (huis clos) le 29 mai.