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Fumeurs «protégés» du Covid-19: la preuve reste fragile

Plusieurs publications scientifiques rapportent un taux anormalement faible de fumeurs chez les patients Covid-19, mais la communauté scientifique se divise sur les biais qui entachent les conclusions

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La délivrance des substituts nicotiniques est encadrée depuis le 23 avril. En cause : la crainte d’un engouement, après la médiatisation d’un effet protecteur de la nicotine face au Covid-19. En France, cela part de la publication, fin avril, d’une équipe de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière sur la plateforme Qeios, avant relecture par les pairs. L’article souligne un résultat étonnant : le taux de fumeurs quotidiens chez les patients hospitalisés est faible, seulement 4,1 % contre 25,4 % dans la population générale.

Ces résultats ne sont pas isolés. Dernière en date, une publication dans The Lancet souligne que « le tabagisme actif est lié à des chances réduites d’un test positif » au Sars-Cov-2 : 11,4 % pour les fumeurs contre 17,9 %. Dans un avis rendu en mai, le Haut conseil de santé publique (HCSP) conclut de l’analyse de la littérature que les proportions de fumeurs parmi les patients symptomatiques sont « généralement beaucoup plus basses que les prévalences du tabagisme attendues ». Une seule étude contradictoire est relatée. Menée par l’AP-HP, les données ne sont pas disponibles.

Fin avril, un autre article – toujours non publié – enfonce le clou en proposant une explication : la nicotine empêche le virus de se fixer sur nos cellules. « C’est une hypothèse intéressante, mais cet article est théorique et ne démontre pas cliniquement un effet protecteur de la nicotine », précise Morgane Bomsel, chercheuse CNRS en immunologie à l’Institut Cochin. L’étude est cosignée par Jean-Pierre Changeux, un neurobiologiste dont Acrimed soulève les relations passées avec l’industrie du tabac. Aucun lien d’intérêt n’est ici déclaré.

Face à cet apparent consensus, la communauté scientifique reste pourtant frileuse. Le HCSP tranche : « L’hypothèse explicative la plus probable est une sous-notification du tabac ». L’AP-HP avance qu’un rappel téléphonique des patients a conduit à un triplement de la proportion initiale de fumeurs. « La définition du fumeur – nombre de cigarettes, durée du tabagisme, etc. – varie d’une étude à l’autre, limitant leur comparaison », ajoute Loïc Josseran, professeur de santé publique et président de l’Alliance contre le tabac.

Biais. Autre limite : la composition des groupes, qui doivent être similaires pour établir des corrélations. À la Pitié-Salpêtrière, la proportion de fumeurs quotidiens chez les malades (hospitalisés, hors réanimation) est comparée à celle des Français, donnée par le baromètre de Santé publique France en 2018. Or le tabagisme est moins fréquent en Ile-de-France, et en baisse depuis 2016 : l’écart entre les malades et la population de référence est maximisé, selon le HCSP. Le dernier baromètre publié montre cependant une différence non significative entre 2018 et 2019.

Enfin, les auteurs ont assimilé les plus de 75 ans à la tranche 65-74 ans, alors que le tabagisme y est deux fois plus fréquent. « D’autres biais s’ajoutent, et tant que nous n’aurons pas d’étude conçue pour mesurer la consommation précise du tabac, son rôle protecteur reste conditionnel », conclut Loïc Josseran.

En parallèle, de nombreuses études – mais pas toutes – démontrent une aggravation de la maladie chez les fumeurs. « La nicotine détruit la paroi des poumons et empêche le système immunitaire de jouer son rôle, détaille Morgane Bomsel. La réponse de l’individu doit être analysée dans son ensemble. » Si les autorités invitent à poursuivre l’exploration, les effets délétères de la cigarette ne doivent pas être occultés par la peur du Covid-19.