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Les indigènes Uru-eu-wau-wau se sont enfoncés dans la forêt pour se protéger du nouveau coronavirus. Ils tentent de contrôler les accès à leur territoire mais les invasions illégales se sont intensifiées avec la pandémie. © Kanindé

Brésil : déforestation record en Amazonie à l'ombre de la pandémie de Covid-19

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Ari Uru-eu-wau-wau, professeur de 33 ans, a été retrouvé mort le 18 avril dernier sur le bord d'une route dans l'État de Rondônia, près de son village, avec de profondes marques de coups sur la nuque. Il faisait partie des "gardiens de la forêt" du peuple indigène Uru-eu-wau-wau, qui effectuent des rondes pour repérer les activités illégales de déboisement sur leur terre. Ari avait déjà confié à ses proches avoir reçu des menaces de mort.

"Nous ne lâchons pas la police pour qu'elle recherche vraiment l'assassin", assure Ivaneide Bandeira, de l'association de défense environnementale Kanindé, contactée par téléphone. "Nous craignons que cela se reproduise, car d'autres leaders indigènes sont menacés", avertit la militante écologiste, convaincue que le meurtre est lié à l'avancée croissante de la déforestation.

L'État de Rondônia, frontalier de la Bolivie, détient le triste record de la plus grande déforestation depuis les années 1970. En avril, plus de 100 kilomètres carrés y ont été déboisés, d'après les données satellitaires. La pression sur le territoire indigène Uru-eu-wau-wau s'est accentuée depuis quelques années.

Avec les mesures de distanciation sociale et les restrictions de déplacement liées à la pandémie, l'action de l'État est encore plus limitée sur ces terres légalement protégées. Un tiers des effectifs de l'Ibama, l'agence environnementale brésilienne chargée de constater les infractions et d'identifier les auteurs, ne peuvent pas travailler car ils sont considérés comme appartenant aux groupes à risque, en raison de leur âge ou de leur santé. "Les organes de contrôle sont fragilisés, ils ne se déplacent plus sur le terrain", désespère Ivaneide Bandeira. "Nous attendons l'armée."

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Ari Uru-eu-wau-wau, un "gardien de la forêt", assassiné le 18 avril dernier dans l'état de Rondônia. © L'association Kanindé

Sentiment d'impunité

Les contrôles moins fréquents laissent les mains libres aux envahisseurs, qui se sentaient déjà encouragés par la volonté de développer économiquement l'Amazonie affichée par le gouvernement fédéral et le président Jair Bolsonaro, dont le discours est aussi relayé par des responsables politiques locaux. Le sentiment d'impunité est tel que les bûcherons clandestins agressent parfois les experts de l'Ibama, comme lors d'une intervention contre un campement illégal le 5 mai dernier à Uruará, dans l'État du Pará, qui regroupe à lui seul un tiers des terres déboisées en avril.

Sur cette vidéo filmée par les agresseurs, le coordinateur de l'opération, victime d'une embuscade, fait face à une foule hostile, qui finit par lui jeter une bouteille en plein visage.

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Des amendes de moins en moins dissuasives

L'agence brésilienne de protection de l'environnement a le pouvoir d'infliger des amendes lorsqu'elle constate des infractions. Jair Bolsonaro avait jugé que l'Ibama dressait ces procès-verbaux avec trop de zèle et avait promis dès son élection de mettre fin à ce "festival de contraventions". Depuis une nouvelle réglementation d'octobre 2019, les orpailleurs ou les bûcherons clandestins surpris sur le fait sont d'abord convoqués à une audience de conciliation, qui n'a lieu que six mois à un an plus tard, selon Elizabeth Uema, présidente de l'association des fonctionnaires spécialistes de l'environnement. "Tant que les audiences de conciliation n'ont pas lieu, les criminels ne connaissent même pas le montant de l'amende, il n'y a plus rien qui les dissuade de continuer à déboiser", déplore-t-elle. D'après l'ONG Human Rights Watch, à peine cinq de ces amendes sur les milliers d'infractions sanctionnées ont été effectivement payées depuis la réforme d'octobre dernier.

Purge au sein des agences environnementales

Elizabeth Uema, qui a travaillé pendant quarante ans pour l'Ibama, dénonce un grave manque de personnel : aucun concours de recrutement n'a été organisé pour pallier les départs en retraite massifs depuis 2016. Mais pas seulement.

Au début du mois d'avril, une opération de l'Ibama de grande envergure visant à fermer des sites d'orpaillage clandestins dans l'État du Pará s'est conclue par la destruction de plus de 70 pelleteuses et a fait l'objet d'un reportage diffusé sur la TV Globo, une réussite pour l'Ibama. Mais quinze jours plus tard, deux responsables ont été limogés pour avoir autorisé et coordonné l'opération par le ministre de l'Environnement, Ricardo Salles, qui a aussi fait le ménage ces dernières semaines au sein de la deuxième agence environnementale, l'Institut Chico Mendes, en charge de la conservation de la biodiversité. "Tous les postes de direction technique sont occupés par des policiers militaires de l'État de Sao Paulo, des amis de Ricardo Salles, qui lui obéissent aveuglément", selon Elizabeth Uema.

L'armée aux commandes

Le gouvernement brésilien a choisi de recourir à l'armée pour lutter contre la déforestation croissante en Amazonie. Un décret publié le 6 mai a permis quelques jours plus tard le déclenchement de l'opération "Vert Brésil 2", qui durera jusqu'au 10 juin prochain. Quelque 3 800 hommes sont mobilisés, pour un coût estimé à environ 10 millions euros, presque l'équivalent du budget annuel de l'Ibama.

À la différence de la police environnementale, qui peut avoir recours à cette pratique pour éviter les fréquentes récidives, l'armée ne détruit pas le coûteux matériel utilisé par les bûcherons ou les orpailleurs, comme les pelleteuses. "Ce n'est pas officiel, mais des participants à l'opération nous ont raconté que les supérieurs avaient donné l'ordre qu'aucun équipement ne soit brûlé. Nous estimons que le coût est très élevé pour une opération qui aura peu de résultats", prévoit Elizabeth Uema.

Un "anti-ministre de l'environnement"

Lors d'une réunion gouvernementale dont la vidéo a été récemment diffusée, le ministre de l'Environnement, Ricardo Salles, suggère froidement à ses collègues de profiter du fait que l'attention soit focalisée sur la pandémie : "Nous devons faire un effort pendant ce moment de répit au niveau de la couverture médiatique – on ne parle que du Covid-19 – pour nous engouffrer dans la brèche en changeant toute la réglementation et en simplifiant les normes."

Elizabeth Uema n'est pas surprise par ces paroles décomplexées. "Ricardo Salles n'a jamais reçu d'écologistes ni de fonctionnaires de notre secteur dans son cabinet, mais il reçoit presque tous les jours de grands propriétaires terriens et des industriels. C'est un anti-ministre de l'environnement", estime-t-elle.

Menace de boycott

Le Parlement brésilien examine en ce moment un projet de loi qui régulariserait les terres occupées illégalement avant 2018. Les organisations de défense de l'environnement ont mené une campagne contre cette mesure, estimant qu'elle ne ferait qu'encourager l'appropriation illégale des terres en Amazonie.

La mobilisation a été relayée par de nombreuses célébrités. Même la star du funk Anitta, peu connue pour ses prises de positions politiques, s'est engagée pour la cause. À l'étranger, 40 marques de la grande distribution britannique, dont Lidl, Tesco et Marks and Spencer ont écrit une lettre ouverte aux députés, laissant entendre qu'ils cesseraient d'acheter des produits brésiliens si la mesure était adoptée.

Après les incendies déjà records de 2019, la saison sèche qui est tout juste en train de commencer s'annonce une nouvelle fois à haut risque pour l'Amazonie brésilienne, et pour la planète.