Les choix culture du « Point » : Le « Lear » de Piccoli et la voix de Gracie
À voir, à lire et à écouter : on aime, on vous le dit. Les étonnants voyageurs, la peinture sur soi(e) de Zangewa et « Mythic Quest », la sitcom geek.
by Brigitte Hernandez, Anne-Sophie Jahn, Valérie Marin La Meslée, Benjamin FauGracie Abrams touchée par la grâce
Avec sa moue boudeuse, sa lourde chevelure sombre et son regard de biche, Gracie Abrams est irrésistible. Ses chansons à l'esthétique mélancolique écrites dans une chambre d'ado font d'elle une des artistes à suivre cette année. À 21 ans, la talentueuse fille de J.J. Abrams (créateur de séries à succès, Alias et Lost, et réalisateur des nouveaux films, Star Trek et Star Wars) est même décrite comme la nouvelle Billie Eilish…
Cette autrice, compositrice et interprète originaire de Los Angeles démarre à peine – elle n'a sorti que quatre titres –mais cumule déjà 60 millions de streams dans le monde et 1,2 million en France… Ses premiers shows, prévus en juin (décalés à cause du coronavirus), ont affiché complet immédiatement. Son nouveau morceau, « Long Sleeves », sorti vendredi 22 mai, est une ballade tendre et délicate écrite alors qu'elle avait 14 ans. Il annonce un premier EP qui sortira le 16 juin, chez Universal.
Mythic Quest, ou le confinement par le rire
La sitcom geek d'Apple+ s'offre une bouffée d'humour avec cet épisode « spécial confinement entièrement tourné à l'aide d'iPhone et d'AirPods, sans doute le meilleur de la série à ce jour, l'atypique Dark Quiet Death excepté. Tout y est efficace, drôle, à la fois mordant et acide dans sa peinture des failles psychologiques des personnages et tendre dans la résolution des conflits.
Cet épisode est une succession de téléconférences via Zoom. On retrouve la quasi-totalité des personnages de la première saison, située, faut-il le rappeler, dans les coulisses d'un studio de développement de jeu vidéo très populaire ; notamment Ian, le directeur egomaniaque et paranoïaque, presque totalement absorbé dans la contemplation de lui-même ; Poppy, la cheffe développeuse workaholique qui se perd dans le travail avant de perdre pied ; Brad, le directeur financier (Danny Pudi, inoubliable Abed dans Community) qui révèle ses talents aux jeux de combat à la Street Fighter , W. Longbottom, l'ancienne gloire de la littérature de SF des années 1960 devenue scénariste de jeux vidéo mais largement dépassée par les avancées technologiques du XXIe siècle.
La dynamique des relations entre les personnages se situe dans la droite ligne de la série, au point que cet épisode « spécial » est également considéré comme le véritable épisode 10 de la première saison. Autant dire qu'il ne peut pas servir d'introduction à qui n'aurait jamais vu un seul épisode de Mythic Quest : l'essentiel de ce qui est dit ou suggéré ne fonctionne que si l'on connaît déjà les personnages, leurs qualités (rares) et leurs défauts (nombreux), leurs relations et leurs conflits passés ou en cours.
Revivre trente ans d'étonnants voyages
Voici trente ans se mit à souffler sur la ville de Saint-Malo un grand vent de littératures venues d'ailleurs, s'ouvrant au polar comme à la world fiction, se décentrant en Amérique, en Afrique… La Pentecôte, c'est le week-end où chaque année y affluent du monde entier écrivains, cinéastes et visiteurs acros. Faute de cette « infusion d'humanité », l'édition 2020 est reportée à l'an prochain, mais les bougies se soufflent sur le site du festival Étonnants Voyageurs avec des archives formidables, retraçant en textes, vidéos de débats et cafés littéraires cette aventure littéraire (et cinématographique).
On y retrouve autour de Michel Le Bris et de son équipe les illustres compagnons des débuts, Jacques Lacarrière, Nicolas Bouvier, Jacques Meunier, Hugo Pratt et Alvaro Mutis, mais encore Jim Harrison, Ella Maillart, Luis Sepulveda, Édouard Glissant, Le Clezio, rejoints par Jean Rouaud, Lieve Joris, Sylvain Prudhomme, Christian Garcin. Dany Laferrière, Lyonel Trouillot, Alain Mabanckou, Ananda Devi, et tant d'autres, qui sont des enfants de ces rencontres à Bamako, à Port-au-Prince. « Yo ho ho une bouteille de rhum ! »pour fêter cet anniversaire à la manière de Stevenson !
Billie Zangewa peint sur soi(e)
Billie dit : « Je pense que l'acte ultime de la résistance est l'amour de soi. » Des chutes de soie pour se peindre soi, sa famille, un anniversaire, un thé dans une cuisine, des actes simples, images d'un quotidien qu'elle peint en vives et graves couleurs. Rien de narcissique, mais au contraire des vues qui s'ouvrent sur le monde… les larges feuilles vertes des arbres peuplant le chemin de retour de l'école du fils, tenu par la main de sa mère, longue et élégante, un peu penchée, la peau brune sous la robe jaune pâle. Billie elle-même. Comme une poésie.
Le tissu et ses irrégularités forment un fond qui fait voyager le regard dans un paysage intime. Ce sont les nouvelles œuvres réunies sous le titre Soldier of Love de cette artiste née en 1973, au Malawi, mais vivant à Johannesburg que présente la galerie Templon, un patchwork de tissus pour révéler une mosaïque charnelle : « J'ai le sentiment d'être un soldat de l'amour car, dans ce climat, beaucoup de personnes sont désabusées et ne croient plus en l'amour, un soldat parce que c'est un combat pour l'amour. » Un combat pour placer les femmes noires en avant que Billie Zangewa a eu à cœur dès ses débuts.
Jusqu'au 6 juin, galerie Templon, 30 rue Beaubourg, Paris 3e, tous les jours sauf dimanche, entrée libre. 10 heures-19 heures.
Le Lear de Piccoli
Un journaliste demanda à Michel Piccoli, alors au premier faîte de sa carrière – il venait de s'imposer comme un incroyable Don Juan dans la réalisation télévisée de Marcel Bluwal en 1965 –, ce qu'il choisirait entre cinéma (il avait déjà tourné Le Mépris de Godard), théâtre et télévision. L'acteur répondit sans hésitation : « Le théâtre. Parce que c'est là que tout s'apprend et là toujours que je reviens. »
Dans ce Lear époustouflant, mis en scène par l'immense André Engel en 2006, Piccoli résume le théâtre tout entier dans le jeu de l'illusion et de la douleur, ironique et désabusé et pourtant croyant encore que l'amour peut se mesurer, pauvre fou qui a demandé à ses filles laquelle l'aimait le plus… À celle-ci, il léguerait son royaume. Les aînées flattent, la dernière, la préférée, Cordelia, se tait. PiccoLear est un tout qui se démantèle, vagabond de lui-même, sa couronne inutile face à Edmond le bâtard qui vient le narguer.
Triste sire à la gloire perdue, Piccoli est grandiose, même à terre, gisant dans la neige. Royal mendiant, fou furieux et tendre, lucide et prophète, sage et délirant. C'est un théâtre de film noir, avec ses gros plans et ses visages déchiffrés par la caméra. Un hommage magnifique à l'un de nos plus grands comédiens…
Jusqu'au 30 mai, www.theatre-odeon.eu Théâtre et canapé. Accès gratuit.