Affaire Ioukos : les anciens actionnaires pas près d'empocher le pactole
La Russie contre-attaque après avoir été condamnée à payer 50 milliards de dollars aux anciens actionnaires de Ioukos. Un feuilleton judiciaire interminable…
by Marc NexonDeux marques de vodka. Après quinze ans de bataille judiciaire, les actionnaires de l'ancienne compagnie pétrolière Ioukos héritent d'une maigre récompense : la saisie de deux enseignes étatiques de vodka russe (« Stolitchnaïa » et « Moskovskaïa ») aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg. Pas de quoi triompher.
Sur le papier, pourtant, ils touchent le gros lot. Une somme vertigineuse : 50 milliards de dollars auxquels s'ajoutent 7 milliards de dollars d'intérêts. Le tout à se partager entre cinq associés. Cinq anciens partenaires de l'ex-magnat Mikhaïl Khodorkovski aujourd'hui exilé à Londres. Un petit groupe parvenu à obtenir un dédommagement record pour une « expropriation illégale » de Ioukos, jadis le fleuron pétrolier du pays. C'est en février que la cour d'appel de La Haye leur donne enfin raison. Validant une sentence de la cour permanente d'arbitrage de 2014. Champagne ?
Pas si vite. Mi-mai Moscou contre-attaque et décide de porter l'affaire devant la cour suprême néerlandaise. « Ça représente un an et demi ou deux ans de procédure supplémentaires, admet l'avocat Emmanuel Gaillard, du cabinet Shearman et Sterling, chargé de la défense des anciens actionnaires. Mais on va pouvoir reprendre nos opérations de saisie des biens russes dans différents pays. »
Un épuisement judiciaire
Car c'est une certitude, la Russie refusera de payer. Surtout une facture équivalente à près de 20 % de son budget. Pour mieux se prémunir, elle prévoit même d'introduire le principe de la prééminence des lois nationales sur les normes internationales dans son nouveau projet de Constitution.
L'affaire remonte au début des années 2000. Vladimir Poutine vient d'accéder au pouvoir et entend mettre au pas les oligarques enclins à financer l'opposition. Parmi eux, Mikhaïl Khodorkovski, propriétaire de la compagnie Ioukos, achetée pour une poignée de dollars lors des privatisations douteuses de l'ère Boris Eltsine. Khodorkovski se démène. Il recrute des manageurs étrangers. Modernise les gisements. Cale l'entreprise sur des standards occidentaux. Et assure bientôt 20 % de la production nationale de pétrole. Valorisée à 30 milliards de dollars, Ioukos aiguise les appétits. Les américains Exxon et Chevron négocient même une entrée majoritaire au capital. Poutine voit rouge. D'autant que l'oligarque continue à distribuer des enveloppes pour s'attacher les faveurs des députés de la Douma. En 2003, lors d'une réunion en présence de Poutine, Khodorkovski s'en prend à la corruption au sein du régime. « M. Khodorkovski êtes-vous en règle avec le fisc ? » lui rétorque Poutine. C'est le début des ennuis. Khodorkovski est arrêté et condamné à l'issue d'un procès stalinien. Il séjournera dix ans dans un camp sibérien. Entre-temps, Ioukos disparaît. Dépecée et avalée par Rosneft, un groupe pétrolier aux mains d'Igor Setchine, l'ancien secrétaire particulier de Poutine.
Khodorkovski, lui, a revendu ses parts à ses anciens acolytes réunis au sein d'une holding baptisée GML. Ce sont eux les acteurs de la saga judiciaire en cours. Le plus important s'appelle Leonid Nevzline, 60 ans, réfugié en Israël depuis 2003, à l'époque classé parmi les 100 premières fortunes mondiales.
Sauf que, pour l'heure, aucun d'entre eux ne voit la couleur de son argent. Moscou, il est vrai, use de tous les moyens pour les épuiser. D'abord en contestant chaque décision de justice. En avril 2016, la partie russe réussit même à faire annuler la sentence arbitrale.
Des pressions diplomatiques
Elle s'active également sur un autre terrain : empêcher toute saisie de ses biens. Un droit pourtant ouvert aux actionnaires de GML. Exemple ? La France. Deux cents demandes de saisies d'actifs appartenant à la Fédération de Russie y sont déposées. Parmi celles-ci, le terrain de l'église orthodoxe du quai Branly à Paris, des titres russes détenus dans la chaîne Euronews et dans l'opérateur Eutelsat. Sans parler des créances dues par Arianespace à Roscosmos, le fabricant des lanceurs Soyouz. Soit au total 800 millions d'euros. En vain.
Pressions diplomatiques, menaces de représailles auprès des entreprises françaises présentes sur le sol russe… Moscou obtient l'enlisement des dossiers. Y compris sur des cas d'immeubles parisiens visés par les saisies. Les agents russes s'empressent d'y apposer des plaques mentionnant leur appartenance à l'ambassade de Russie. Les rendants, dès lors, intouchables.
Dans le même temps, le Parlement français fait le jeu de Moscou. Et modifie la loi Sapin, en compliquant les mesures d'exécution sur les biens d'un État étranger. Les actionnaires de GML rendent les armes. En 2017, ils abandonnent leurs poursuites en France. « On a voulu consacrer toutes nos forces au rétablissement de la sentence arbitrale. Sans cela, il était difficile de convaincre les États d'agir contre la Russie », souligne l'avocat Emmanuel Gaillard.
Voilà qui est fait. En principe, les anciens de Ioukos peuvent lancer des procédures de saisies dans 158 pays. Ils ont beau avoir déjà dépensé entre 100 et 200 millions de dollars en frais d'avocats, ils se disent prêts à entamer un nouveau marathon judiciaire. Même s'il faut récupérer des marques d'alcool…