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Des personnels soignants manifestent devant l'hôpital de la Timone à Marseille, le 26 mai 2020.
Photo Christophe Simon. AFP

«Cette journée mondiale de la médecine d'urgence a une saveur particulière»

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société suspendue à l'évolution du coronavirus.

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C’était le 10 Juillet, sur Public Sénat. Il y a un an, une éternité. J’avais été invité pour commenter la décision du gouvernement de mettre fin au remboursement de l’homéopathie en raison de son absence d’efficacité. Face à moi, deux sénateurs, un écologiste persuadé qu’il existait une science dure et une science molle, et un sénateur du Nord, Olivier Henno, qui se trouvait avoir quelques usines à granules sur son territoire. Lorsque j’ai rappelé que la somme économisée annuellement, 130 millions d’euros, correspondait au double du plan de secours annoncé pour les services d’urgence, mes adversaires crièrent au scandale. Comment pouvais-je être assez naïf pour imaginer que cet argent serait redistribué ? J’alertai sur l’état des urgences en ce début d’été où les médecins de ville fourbus partent en vacances et où les services ferment : «Les urgences sont au bord de craquer, vous le savez bien, 200 services sont en grève. Des gens vont souffrir en attendant sur des brancards parce qu’on rembourse du sucre à 7 000 euros le kilo !» répétai-je sous l’œil indigné de mes interlocuteurs. «Mais c’est une blague !» s’étrangla Henno. «Vous plaisantez ! La dramatisation n’est jamais sérieuse.» Je regardais mes interlocuteurs, privilégiés parmi les privilégiés, railler ma mise en garde. Et je les comprenais. Les services d’urgence, comme les généralistes, avaient toujours été là. Ils avaient toujours tenu, malgré le mépris dont on les accablait. Ils tiendraient bien un été de plus, une canicule de plus, pendant que les sénateurs se reposeraient de leur harassant fardeau…

Et puis un jour, vint le Covid.

Le désarroi, la peur, les directives contradictoires, la pénurie de protections pour les soignants comme pour le peuple, le maintien des municipales, le confinement en catastrophe… Et ces images de soignants masqués, parfois vêtus de sacs plastiques, rushant des patients dans des services d’urgence…

Abdo Khoury, 48 ans, urgentiste au Samu de Besançon, président élu de la Société européenne de médecine d’urgence (Eusem), m’avait alerté fin mars sur la tension extrême qui régnait dans les services d’urgence et en réanimation. Ce 27 mai est pour lui, et pour tous les urgentistes, un moment particulier, «Emergency Medecine Day», ou EM-Day, la journée mondiale de la médecine d’urgence. C’est pourquoi je lui ai laissé carte blanche :

«La journée mondiale de la médecine d’urgence a cette année une saveur particulière. Elle arrive au cours d’une pandémie pendant laquelle la médecine d’urgence a été mise à rude épreuve. Dans un système en constante tension, soumis à des politiques souvent contradictoires au gré des changements de gouvernance, les structures d’urgences (intra et extra-hospitalières) se sont adaptées pour faire face. Elles ont été la pierre angulaire de notre système de soin, le roc solide qui n’a pas été broyé. La régulation médicale a vu les appels multipliés par trois, quatre, voire cinq. Les régulateurs ont activé des cellules de crise, ont mobilisé du personnel, des étudiants, des volontaires, pour répondre aux appels, et apporter la juste réponse à chaque personne, faisant tout pour prendre la bonne décision dans l’intérêt du patient et de sa famille, mais aussi pour éviter un afflux massif de patients et de gens inquiets aux urgences qui aurait risqué d’effondrer le système.

«Le Service mobile d’urgence et de réanimation (Smur), n’a pas non plus été en reste. Les équipes prenaient en charge les malades de leur domicile et les emmenaient dans les filières adéquates, qui en service Covid, qui directement en réanimation pour optimiser leur prise en charge et raccourcir les délais. Elles intervenaient parfois sans vraies tenues de protection, du fait de la pénurie en début de crise. Et les équipes du Smur ont aussi constitué un élément décisif quand il a fallu transférer les malades d’une région à une autre, voire en Allemagne, en Suisse ou au Luxembourg, pour soulager des services de réanimation au bord de la rupture.

«L’hôpital a enfin abandonné la stricte logique comptable et commencé à écouter les urgentistes, voire même à suivre leurs conseils. Le directeur médical de crise, tant vanté par le ministère de la Santé, mais impossible à mettre en œuvre dans certains hôpitaux («Comment ? Obéir à un urgentiste ?») a enfin pris ses fonctions.

«L’hôpital, comme par enchantement, s’est soudain mis en ordre de bataille derrière son service d’urgence. En pleine crise, en pleine catastrophe, qui pouvait mieux gérer la situation que nos urgentistes ? Tout le monde participait au combat. Les médecins de toutes les spécialités proposaient leur aide : certains en régulation , certains au service d’accueil des urgences, d’autres en unité de médecine Covid, voire même en réanimation… Tout l’hôpital œuvrait ensemble derrière une seule spécialité : la médecine d’urgence avec toutes ses composantes intra et extra-hospitalières.

«Cette médecine d’urgence, en souffrance depuis plusieurs années, a tenu le système à bout de bras : ceux de ses milliers de soignants, toutes fonctions confondues, qui étaient en grève depuis plus d’un an pour exiger des moyens, pour demander la rénovation des services afin d’accueillir les malades correctement, pour réclamer des salaires dignes afin de pouvoir recruter du personnel. On peut toujours discuter de la méthode, du timing, de la façon de faire… Mais les revendications sont justes et il serait temps d’y répondre, et de ne pas enterrer les promesses faites en temps de crise.

«Car, alors que la menace du coronavirus semble s’éloigner, avec elle s’étiolent les promesses du gouvernement. Après l’annonce tonitruante d’une prime de 1 500 euros pour toutes celles et tous ceux qui ont été aux avant-postes de la lutte contre le virus, voilà que les nuances commencent à tomber : 1 500 euros, oui mais pour certains départements et pas d’autres. Mais aussi 1 500 euros pour 40 % du personnel et pas pour les autres, la répartition étant laissée à l’appréciation des chefs d’établissements ! Même des soignants ayant travaillé sept jours sur sept pendant toute la pandémie se retrouvent inéligibles ! Après s’être réfugié derrière le conseil scientifique pour des décisions parfois très discutables, voilà que le gouvernement refile la patate chaude aux directeurs des structures de soins… Ils apprécieront. Quant aux autres, ils recevront 500 euros pour avoir risqué leur vie… mais reste encore à définir qui sont ces autres… Sans oublier la médaille qui va bien : circulez manants, y a rien à voir ! Mais ce n’est pas simplement une prime qu’il faut, ce n’est pas une médaille, même si cela fait plaisir et exprime la reconnaissance de la nation. C’est une revalorisation pérenne du métier et des salaires pour susciter les vocations et garder le personnel qualifié tout en lui donnant envie de se former et de s’investir plus.

«Le gouvernement se vante que notre système de soins ait tenu… Certes, mais à quel prix ? Non le système n’a pas tenu ! Ce sont les hommes et les femmes qui y travaillent qui l’ont tenu, au péril de leur vie, que certains ont d’ailleurs perdue. Il faut agir maintenant, penser maintenant le jour d’après, et complètement restructurer notre système de santé que beaucoup de médias étrangers ont couvert d’éloges en début de pandémie, sans se rendre compte de sa fragilité voire son inefficacité par endroits.

«C’est aujourd’hui qu’il faudra façonner notre système de santé de demain, autour de la médecine d’urgence, en partenariat avec la ville et en simplifiant le côté administratif au maximum. Il est urgent d’agir, pour que les promesses d’hier ne restent pas lettre morte, pour que les lourds sacrifices consentis en pleine pandémie ne soient pas vains.

«Cette journée de la médecine d’urgence n’est pas là uniquement pour célébrer une image d’Epinal : elle existe pour rendre hommage à ces femmes et hommes du quotidien. Ces soignants passionnés par leur discipline, une des rares encore transversale dans un hôpital de plus en plus tourné vers la rentabilité en oubliant l’humain. Cette médecine qui gère aussi bien l’infarctus du myocarde que le polytraumatisé de l’accident de la route et qui "emmène l’hôpital au pied de l’arbre", comme l’avait voulu le fondateur des Samu, le professeur Louis Lareng.»