Crise sanitaire : La démarche proactive du Maroc citée en exemple
by Dounia EssabbanEntretien avec Jesko Hentschel, directeur du département Maghreb à la Banque mondiale
Il y a quelques semaines, Aujourd’hui Le Maroc revenait sur le rapport de l’instance internationale où la recommandation quant à la transparence des finances publiques particulièrement pour la région MENA était de mise. Jesko Hentschel, fraîchement désigné à la direction du département Maghreb à la Banque mondiale, revient, lors de cet entretien, sur des points importants qui ont marqué le Maroc en cette période de crise sanitaire mais également sur des attitudes à avoir pour mieux appréhender la période post-Covid-19.
ALM : La Banque mondiale prône la transparence pour la région MENA compte tenu des fluctuations des coûts de la crise actuelle. Quels sont justement les outils à privilégier, selon vous, pour y arriver au Maroc ?
Jesko Hentschel : Le rapport attire l’attention sur l’importance de meilleures données et d’une plus grande transparence pour permettre des analyses économiques crédibles et un débat public éclairé. Le manque de données et de transparence observé dans les pays de la région MENA affaiblit la crédibilité et entrave l’élaboration de bonnes politiques. La pandémie actuelle a mis cette question à l’ordre du jour. Sur le plan international, les pays qui gèrent de façon ouverte et transparente cette crise en rendant disponibles leurs données ont gagné en crédibilité.
Une approche multidimensionnelle devra être adoptée pour mettre en place des écosystèmes de données durables. Au Maroc, le Haut Commissariat au Plan est une organisation clé dotée de capacités statistiques importantes et dont les enquêtes contribuent largement à nourrir la réflexion autour des politiques publiques. Renforcer davantage l’accès aux données au grand public, à travers leur numérisation, et multiplier les enquêtes auprès des entreprises et des ménages, tout en protégeant la confidentialité des renseignements, est une démarche fortement recommandée pour aller dans le sens d’une plus grande transparence.
Quelle est déjà votre évaluation de la démarche du Maroc à communiquer sur sa situation financière et toutes les mesures prises pour lutter contre la pandémie du Covid-19 ?
Depuis le début de la crise sanitaire, le Maroc a fait montre d’une grande proactivité et souplesse dans la mise en œuvre d’une série de mesures à la fois préventives et curatives pour mettre à niveau son système de santé, protéger la population à travers l’adoption d’un confinement strict, dès les prémices de l’épidémie et venir en aide aux ménages et aux entreprises touchés par la crise. Il s’agit là d’une politique audacieuse, citée en exemple à travers le monde. Par ailleurs, la mise en place du Fonds spécial Covid-19 a permis d’amortir sensiblement le choc du coût de l’épidémie. En effet, l’élan de solidarité qui s’en est suivi de la part des institutions, des entreprises et même des particuliers a permis de lever la somme de 32 milliards de dirhams, ce qui représente une enveloppe conséquente à un moment où les finances publiques en ont grandement besoin et que les recettes baissent sensiblement. Les différents programmes que le Fonds soutiendra – tant pour les ménages vulnérables que pour les entreprises formelles et informelles – représentent une bouffée d’air importante compte tenu de l’impact de la crise. Ces efforts sont allés de pair avec la mise en place de mesures de dématérialisation de plusieurs procédures administratives. Ces actions transformatrices du pays et de son économie gagneraient à être pérennisées pour améliorer le niveau de préparation du pays à des chocs de la nature de cette pandémie.
De plus, le Maroc était en meilleure posture que d’autres Etats, car il disposait de lignes de précaution et de liquidités auprès de plusieurs bailleurs, dont le FMI et la Banque mondiale, ce qui lui a permis de lever des fonds extérieurs de manière immédiate.
En somme, les efforts entrepris par le Maroc dans ces domaines pour s’adapter rapidement à la crise sont notables. Cependant, il est important de souligner que l’impact de cette pandémie est et sera sans doute significatif – aux niveaux mondial et régional ainsi qu’au Maroc. Une récession économique se profile et un rebond immédiat est peu probable, notamment dans les secteurs sensibles à la pandémie, tels que le tourisme. L’appui actuel aidera les ménages vulnérables ainsi qu’un bon nombre d’entreprises à court terme, mais de nombreuses entreprises et emplois seront plus durablement touchés.
Quels sont vos principaux interlocuteurs au Maroc et quels sont les axes prioritaires débattus, notamment pour la reprise des activités après la sortie de la crise ?
En cette période de crise, la Banque mondiale a tenté de s’adapter au mieux aux besoins urgents du gouvernement marocain. Bien entendu, il s’agit d’une crise éminemment sanitaire. Sur ce plan, nous travaillons avec le ministère de la santé pour mobiliser un appui urgent au secteur de la santé, à travers un financement additionnel dans le cadre d’un projet en cours et qui visait à appuyer la santé primaire au Maroc. A travers cette restructuration, nous comptons faire bénéficier le Maroc du Fonds spécial Covid-19 mis en place par la Banque mondiale et qui a été mis sur pied pour aider les pays en développement à mettre à niveau leur système de santé pour absorber le choc de la pandémie. Ce financement devrait être mis à la disposition du ministère de la santé dans les prochaines semaines.
D’autre part, comme vous le savez, la Banque mondiale a procédé dès le mois de mars à la restructuration d’un prêt de 275 millions de dollars US pour la politique de développement de la gestion des risques de catastrophe avec option de prélèvement différé (Cat DDO). La restructuration a ajouté un déclencheur lié à la santé pour permettre le déblocage immédiat de fonds dans le cadre du programme pour répondre aux mesures d’urgence.
Enfin, nous travaillons en étroite collaboration avec le gouvernement marocain pour identifier les besoins additionnels du pays sur le court terme. Notre portefeuille de projets couvre des secteurs tels que l’agriculture, l’eau et l’assainissement, l’inclusion des jeunes ou le soutien aux start-ups ; ces projets peuvent être remobilisés pour soutenir des activités spécifiques qui font partie des priorités du contexte actuel. Aussi, notre objectif global en tant qu’organisation étant d’éliminer la pauvreté et de soutenir un développement équitable, nous sommes disposés à accroître notre soutien au Maroc et à ses politiques de protection des plus vulnérables pendant la crise, que ce soit par le biais d’un soutien aux programmes de protection sociale ou pour assurer une équité pour tous les élèves en ce qui concerne l’enseignement à distance.
Pouvez-vous nous rappeler les critères sur lesquels les experts de la Banque mondiale se basent pour déterminer les montants par pays ? Y a-t-il un dialogue préalable avec les Etats avant ?
L’évaluation de l’enveloppe de prêt s’effectue dans la cadre de la Stratégie pays qui définit les appuis de la Banque mondiale aux différents secteurs mais aussi l’enveloppe allouée aux différents projets, à travers la palette d’instruments de financements de la Banque mondiale.
La Banque prend en compte un certain nombre de facteurs lorsqu’elle détermine son enveloppe de financements à travers le monde. Rappelons que notre institution a pour objectif de servir tous les pays membres – en ce sens, elle fonctionne comme une banque coopérative à l’échelle mondiale. Les critères pris en considération pour l’évaluation des enveloppes comprennent la taille du pays, les besoins (par exemple, les niveaux de pauvreté) mais aussi l’ensemble des financements dans un pays donné. Une fois que nous définissons une enveloppe mondiale, nous discutons avec les pays membres de la manière dont celle-ci pourrait être déployée à travers les différents instruments de financement proposés par la Banque.
Selon vous, quelles sont les principales priorités d’un pays pour qu’il puisse retrouver ses équilibres financiers après une pandémie aussi sévère ayant ralenti tous les processus économiques ?
L’ensemble des pays du monde, y compris le Maroc, devront s’adapter à une nouvelle donne, à mesure que la crise s’atténue. Du point de vue du financement des déficits – qui augmentent évidemment de manière significative compte tenu de la conjoncture- les pays devront consentir d’importants efforts supplémentaires pour maîtriser leurs déficits budgétaires. Plus les activités des entreprises et des travailleurs reprendront rapidement et de manière sûre, plus la baisse des recettes publiques sera freinée. Resserrer les mailles du filet fiscal et renforcer son équité se hisseront parmi les priorités dans de nombreux pays. La reprise économique qui s’ensuivra sera une étape charnière pour revoir les dépenses publiques et s’assurer qu’elles sont efficientes et gérées de manière transparente. De nombreux pays examineront de près leurs systèmes de passation de marchés pour réduire les risques de fraude et de corruption, reverront leurs subventions récupérées par les plus riches et s’attaqueront aux monopoles commerciaux et aux secteurs sources de rentes mais pas convoyeurs de revenus publics. De même, la recherche de nouvelles sources de financement – privées notamment – pour venir en renfort aux fonds publics dans le financement d’investissements comme dans les infrastructures, deviendra une priorité. Ce chantier nécessiterait un nouveau programme de réforme, en particulier pour les entreprises publiques.
Au Maroc, précisément, quelles sont vos recommandations pour une reprise d’activité conforme aux orientations proposées par la Banque mondiale lors de son dernier rapport orienté sur la transparence ?
Votre question est intéressante car elle concerne le «comment» de la formulation des politiques publiques pour soutenir une reprise économique – plutôt que les politiques économiques et sociales proprement dites que nous avons évoquées auparavant. Dans ce sens, l’ouverture des flux d’information, le renforcement de la transparence et la publication des données sont des éléments essentiels pour contribuer à la reprise économique et limiter l’accroissement de la pauvreté. Une gestion transparente et efficace du Fonds Covid-19 spécial créé pour soutenir les revenus des travailleurs formels et informels contribue également à ce dessein. Enfin, de meilleures données sur l’impact de la pandémie de Covid-19 à travers des enquêtes seront nécessaires pour une meilleure élaboration des politiques de reprise.
Compte tenu de cette situation exceptionnelle, la Banque mondiale a certainement réajusté ses plans d’actions par pays. Qu’en est-il précisément pour le Maroc ?
Comme indiqué précédemment, notre action est au diapason avec les priorités du gouvernement marocain. A ce titre, pour les opérations qui étaient programmées en concertation avec le gouvernement marocain avant la survenue de la pandémie, nous avons procédé soit à leur ajournement, soit à leur restructuration pour répondre aux besoins critiques de la conjoncture actuelle.
De même, notre Cadre de partenariat stratégique avec le gouvernement marocain couvrant les années 2019 à 2024 connaîtra une révision à mi-parcours pour évaluer la performance de notre portefeuille. Il est certain qu’à cette occasion, la crise post-Covid 19, dont les répercussions socio-économiques risquent de se faire ressentir encore pour quelques années, sera prise en compte dans la définition de notre programme de travail conjoint pour les prochaines années.
Le mot de la fin peut-être…
Une dernière observation en effet. Je suis impressionné par la multitude de forums en ligne, de groupes de discussion et de publications qui se sont multipliés pour débattre de la crise, des politiques publiques pour y faire face et aussi des implications de ce que nous vivons sur le modèle de développement du Maroc. Cela fait maintenant neuf mois que je vis dans ce merveilleux pays et j’apprécie beaucoup cette culture d’échange et de réflexion. Ajoutés à l’accès et à la transparence de l’information, je pense que ce sont là des ingrédients essentiels pour une société dynamique qui réfléchit de manière constructive à son développement et à son avenir.
Biographie
Jesko Hentschel est le nouveau directeur du département Maghreb et Malte au sein de la Banque mondiale, depuis le 1er août 2019. De nationalité allemande, M. Hentschel a rejoint la Banque mondiale en 1992 où il s’est spécialisé dans la réduction de la pauvreté, le développement humain et les finances publiques. Il a occupé diverses fonctions dans les départements de l’Amérique latine et les Caraïbes, de l’Afrique, de l’Europe et de l’Asie centrale. Il a été l’un des auteurs principaux de l’édition 2013 du Rapport sur le développement dans le monde consacré à l’emploi. Il a également été directeur sectoriel pour le développement humain en Asie du Sud et directeur de Department Argentina, Paraguay et Uruguay.
Économiste de formation, M. Hentschel est titulaire d’un doctorat en commerce international et développement de l’Université de Constance (Allemagne). De même qu’il détient un master en sciences sociales et planification dans les pays en développement, de la London School of Economics (Royaume-Uni) ainsi qu’un master en agro-économie de l’Université du Wisconsin à Madison (États-Unis).
Dans le cadre de ses précédentes fonctions, Jesko Hentschel a vécu en Argentine, en Turquie, à Madagascar et à Washington. Il parle l’allemand, sa langue maternelle, ainsi que l’anglais, l’espagnol et le français.