https://static.latribune.fr/full_width/1442576/iter.jpg
(Crédits : Iter)

Voyage au centre de l’Iter

by

En construction dans le sud de la France, le projet international à 20 milliards de dollars doit démontrer l’intérêt de la fusion nucléaire pour produire de l’électricité propre. Plongée dans un chantier titanesque.

A une cinquante de mètres au-dessus du sol, entourés d'immenses grues, une dizaine d'employés s'affairent. En cette matinée pluvieuse de novembre, le projet Iter franchit une étape importante. On y coule le dernier béton du bâtiment principal, celui qui accueillera dans quelques années le plus grand réacteur à fusion nucléaire - une installation connue sous le nom de tokamak - jamais construit dans le monde. Son ambition: « Maîtriser le phénomène physique qui assure la production d'énergie des étoiles », explique Bernard Bigot, le directeur français de ce gigantesque programme international. En clair, reproduire ce qu'il se passe sur le Soleil pour générer de l'électricité sans carbone sur la Terre. « Une énergie propre, programmable et aux ressources quasiment inépuisables », s'enthousiasme l'ancien patron du Commissariat à l'énergie atomique (CEA).

C'est à Saint-Paul-lès-Durance, en pleine garrigue provençale, à une heure de route au nord de Marseille, que le projet est en train de sortir de terre. Un chantier « hors norme par sa complexité », souligne Jérôme Stubler, le président de Vinci Construction, chargé de réaliser la plus grande partie du génie civil. Casque rouge vissé sur la tête, gilet jaune fluo et lunettes de sécurité, le dirigeant du géant français du BTP ne cache pas sa « fierté » et son « émotion » en faisant visiter les lieux. Et pour cause: ces travaux « nous ont sans cesse amenés à innover et à repousser les limites de nos savoir-faire », assure-t-il. Par exemple, en utilisant des logiciels pour réaliser d'innombrables modèles 3D.

Importants retards et surcoûts

Si l'achèvement du génie civil du bâtiment principal n'est que « la fin du début », il représente cependant une étape symbolique pour Iter. Trente-cinq ans après les premières discussions internationales, le projet met ainsi derrière lui ses retards initiaux. Et ses importants surcoûts: de 5 milliards de dollars (4,4 milliards d'euros), le budget prévisionnel - et théorique - a grimpé à 20 milliards de dollars (17,7 milliards d'euros). Beaucoup reste encore à faire, en particulier pour assembler et installer le tokamak. La première expérimentation à pleine puissance est espérée en 2035. Et l'exploitation commerciale n'est pas attendue avant 2055, voire 2060. « Cela peut paraître long, reconnaît Bernard Bigot, nommé en 2015 pour relancer un projet alors au bord du gouffre. Mais ce que nous faisons est d'une complexité extrême. Nous ne pouvons pas raccourcir les délais. »

Les origines d'Iter remontent à 1985, lors de la première rencontre entre Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev à Genève. Quatre ans avant la chute du mur de Berlin, alors que s'ouvre une période de détente dans la guerre froide, le président américain et le dirigeant soviétique évoquent alors une collaboration internationale pour développer cette technologie. La proposition suscite des réticences, en particulier aux États-Unis. Mais elle aboutit un an plus tard sur un accord, auquel sont également associés l'Union européenne et le Japon. La Chine, la Corée du Sud et l'Inde rejoignent le programme au début des années 2000. Un nouvel accord est signé fin 2006 à l'Élysée entre les sept partenaires, lançant le chantier du tokamak.

Iter ne produira jamais d'électricité. Le projet vise simplement à démontrer la faisabilité scientifique et technique de l'énergie de fusion. « Aucun des acteurs n'aurait les capacités à le mener seul dans un temps raisonnable », assure Bernard Bigot. Reste qu'avancer à sept, et même à 35 en comptant l'ensemble des pays européens, n'est pas chose aisée. La gouvernance du programme est en effet un puzzle, dans lequel doivent s'imbriquer une multitude d'acteurs. L'organisation, et ses 900 employés, à laquelle a été confiée la mission de mener à bien la construction, puis l'exploitation et le démantèlement du site. Le conseil Iter, ensuite, qui se réunit deux fois par an pour fixer les grandes lignes et approuver le budget. Enfin, sept agences domestiques, comme Fusion for Energy (F4E) en Europe, qui emploient leur personnel et gèrent leur propre budget. Dans les bureaux de Saint-Paul-lès-Durance, on y parle français, anglais, chinois ou coréen. Un melting-pot qui s'illustre aussi sur le chantier par la diversité des logos figurant sur les casques de sécurité des centaines de sous-traitants. Là, un spécialiste italien des aimants. Ici, une société allemande de soudure. Plus loin, un grand groupe indien des équipements industriels.

« Pas à l'abri d'un tweet »

L'Union européenne, à laquelle est associée la Suisse, assure 46% du financement. Entre 2014 et 2020, 80% de la contribution européenne a été assurée par Bruxelles et 20% par la France, en tant que pays hôte. Les six autres participants apportent 9% chacun. Particularité du système, seulement 20% du budget est fourni en cash. Soit 4 milliards de dollars (3,5 milliards d'euros) alloués aux dépenses de fonctionnement et aux travaux, dont le montant est estimé à 3 milliards de dollars. Le reste se fait en « nature ». Chaque pays livre des équipements et des pièces qu'il commande directement auprès de ses propres champions industriels. Les plus gros arrivent par bateau, à Fos-sur-Mer, et sont ensuite transportés la nuit par convoi exceptionnel sur une centaine de kilomètres. Autant d'éléments qui compliquent encore davantage la gouvernance de ce gigantesque Meccano industriel.

Pour ne rien arranger, le projet est également dépendant des aléas politiques. En Europe, par exemple, il est en attente des négociations sur le budget 2021-2027, qui butent encore sur d'importantes divergences entre les Vingt-Sept. Iter, qui a déjà reçu une enveloppe de 6,6 milliards d'euros au cours des six dernières années et qui demande 6,1 milliards d'euros supplémentaires, n'y échappe pas. « Les premières discussions n'ont rien donné », souligne un responsable de F4E. Même incertitude au Congrès américain: en 2017, le budget alloué à Iter a été divisé par deux. Et en 2018, seul un accord de dernière minute a permis de sortir d'une impasse qui menaçait de retarder les travaux. Reste que la question de la participation américaine alimente régulièrement les spéculations.

« Nous ne sommes pas à l'abri d'un tweet », plaisante Bernard Bigot, en référence à l'hyperactivité de Donald Trump, le président des États-Unis, sur Twitter. « Malgré la complexité de la géopolitique mondiale », le directeur d'Iter se veut cependant rassurant. « Tous les participants savent que les modes de production actuels de l'énergie ne sont pas soutenables. Et qu'Iter est le seul projet qui peut démontrer le potentiel de la fusion. » Pas même la demi-douzaine de start-up qui travaillent sur des projets alternatifs ? « Elles n'ont pas la même ambition », rétorque le directeur de l'organisation Iter. Autre motif d'optimisme, selon lui: l'ensemble de la propriété intellectuelle et des compétences acquises dans le cadre du programme sera partagé entre tous les partenaires, alors qu'ils n'en financent qu'une petite partie. « Je ne connais pas beaucoup d'accords qui soient plus attractifs », poursuit Bernard Bigot.

L'idée de répliquer l'énergie solaire a précédé Iter. Et le premier tokamak, acronyme russe de « chambre toroïdale à bobines magnétiques », a été conçu au début des années 1950 par des physiciens soviétiques - dont Andreï Sakharov, Prix Nobel de la paix en 1975, qui travaillera quelques années plus tard sur la bombe H, qui utilise également le principe de fusion nucléaire. Depuis, plusieurs installations ont pu réaliser cette fusion, en particulier le projet européen JET (Joint European Torus). Installé à Culham, près d'Oxford au RoyaumeUni, il a été capable, en 1997, de générer une puissance de fusion de 16 mégawatts (MW), un record. Mais une puissance de 24 MW avait été nécessaire pour y parvenir, soit un rendement bien inférieur à 1. Iter voit, lui, beaucoup plus grand: 500 MW de puissance de fusion pour une puissance en entrée de 50 MW.

3,5 fois le poids de la tour Eiffel

Pour produire de l'électricité, les tokamaks utilisent de l'hydrogène, chauffé jusqu'à atteindre l'état de plasma, quatrième état de la matière dans lequel les électrons se désolidarisent des noyaux. Portés ensuite à une température de 150 millions de degrés, soit dix fois la température du Soleil, ces noyaux entrent en collision et fusionnent. Un phénomène qui dégage une quantité phénoménale d'énergie, d'abord convertie en vapeur puis en électricité grâce à des turbines et à des alternateurs. En forme d'anneau, les tokamaks sont par ailleurs équipés de puissants aimants afin de créer un champ magnétique. L'objectif est de maintenir le plasma à distance des parois de la chambre à vide, qui ne résisteraient pas à une telle température.

Le procédé requiert un immense apport électrique: plus de 600 MW de puissance pendant une trentaine de secondes pour le projet Iter. Sur le site de Saint-Paul-lès-Durance, il a donc fallu construire un poste électrique capable d'alimenter une ville de 3,5 millions d'habitants. Plusieurs systèmes assureront le chauffage du plasma, notamment 24 gyrotrons, soit l'équivalent de plus de 24.000 fours à micro-ondes. Autre condition nécessaire pour atteindre un rendement énergétique élevé: la taille de l'installation. « Pour porter des noyaux à 150 millions de degrés, il faut une certaine distance, souligne Bernard Bigot. Sans l'espace suffisant, ils entreraient en collision trop tôt. »

Une hauteur et un diamètre de 30 mètres, un volume de plasma de 840 mètres cubes: le tokamak d'Iter sera, de très loin, le plus grand jamais construit. Il pèsera 23 000 tonnes, soit 3,5 fois le poids de la tour Eiffel. Son assemblage est, à lui seul, un défi industriel. Et il nécessitera plus d'une centaine d'outils spécifiques. Le plus spectaculaire étant le SSAT, deux ailes de 22 mètres placées sur des rails circulaires, qui serviront à fixer deux bobines magnétiques de 350 tonnes sur chacun des neuf segments qui composeront la chambre à vide.

Dans le hall voisin, les opérations de soudage du cryostat touchent à leur fin. En acier inoxydable, cet énorme thermos témoigne également de l'immensité et de la complexité du chantier. Enceinte extérieure du tokamak, il pèse 3 800 tonnes. Il doit permettre de conserver les aimants à une très basse température. Sa structure est perforée par près de 280 ouvertures, dont certaines sont larges de 4 mètres, pour laisser passer des canalisations, des câbles électriques et d'autres systèmes annexes.

Précision la plus extrême

Leur étanchéité doit être maximale. La prochaine étape s'annonce encore plus spectaculaire. Un à un, chaque élément - à commencer par la base du cryostat - va être déplacé par deux ponts roulants installés à 43 mètres du sol, en direction de la chambre centrale où sera réalisé l'assemblage du tokamak. Une immense pièce circulaire, posée sur près de 500 appuis parasismiques et sur des fondations renforcées, incluant jusqu'à 750 kilos de ferraillage par mètre cube de béton. « Trois fois plus que dans un ouvrage de génie civil complexe », note Jérôme Stubler. L'accès se fera par une cinquantaine de portes « nucléaires », elles aussi démesurée: 4 mètres de hauteur, 4 mètres de largeur et 80 centimètres d'épaisseur. Remplies de béton, elles pèsent chacune 60 tonnes.

Chantier de tous les superlatifs, Iter est également celui de la précision la plus extrême. « Une précision d'horloger », assure Jérôme Stubler, parfois de l'ordre du demi-millimètre. Un défi supplémentaire pour Vinci Construction. Le groupe de BTP a notamment dû insérer 120.000 platines dans les murs du bâtiment tokamak, sur lesquelles seront fixés différents équipements. « Si nous ne sommes pas assez précis, nous ne pourrons pas réaliser la fusion, admet Bernard Bigot. En revanche, si nous réussissons, cela représentera une avancée majeure dans l'histoire de l'humanité. »

Pour l'ancien du CEA, Iter remplacera à terme les énergies fossiles et les centrales nucléaires qui reposent sur le principe de la fission. Et sur lesquelles le projet présente deux atouts majeurs : pas de risques et peu de déchets nucléaires. Des arguments rejetés par les opposants, notamment les élus verts européens, qui soulignent son coût jugé exorbitant. Alors même que toutes les incertitudes technologiques ne sont pas encore levées. « Ils s'opposent surtout à cause du terme nucléaire », souffle un responsable de l'organisation Iter. Un mot que son patron n'emploie d'ailleurs jamais, préférant parler de « fusion de l'hydrogène ». Sans succès.

Suivez La Tribune
Partageons les informations économiques, recevez nos newsletters

Je m'inscris