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Un vin se partage, se conjugue et, pour cela, pas besoin de connaître par cœur la liste des premiers crus de chablis ou de gevrey.© DR

Jacques Dupont – Où et avec qui boire du vin ?

ÉDITO. « Nous étions tous assis en cercle autour de lui/Le cœur plein d'appétit/Et l'âme émerveillée… » (Robert Delahaye « La Halte de midi »).

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C'est, à notre humble avis, la question primordiale. Un vin, ça se choisit déjà en fonction des hôtes bien davantage que pour honorer la perdrix ou le homard. On peut même envisager d'inverser les données du problème. Penser d'abord à comment ils et elles se comportent à table avant d'aller chez le caviste. Les accords mets et vins les plus audacieux ou simplement réussis finiront échoués, ensablés comme le vieux paquebot Lydia de Port-Barcarès si, autour de la table, le balourd l'emporte sur le raffiné. Un serin pérorant, un nigaud sûr de lui ou un jobard qui a tout vu (tout cela peut être décliné au féminin) et le « merci pour ce moment » peut devenir « vivement que ça se termine ».

Jean-Robert Pitte, qui porta jusqu'à l'Unesco l'étendard du repas gastronomique à la française et avec qui nous partageons l'idée qu'un véritable œuf en meurette doit être poché dans le vin et non dans l'eau vinaigrée, conclut son introduction à un ouvrage sur l'art des accords** par la citation d'un sondage réalisé en 2012. Celui-ci révèle que, pour 65 % des personnes interrogées sur le repas gastronomique, les accords mets et vins arrivent en tête loin devant les produits de luxe (13 %), l'art de la conversation (8 %, triste score pour Marcel Proust et les dîners chez les Guermantes) et seulement 5 % pour le choix de convives de qualité. Ce petit 5 % signifie que 95 % des personnes interrogées n'ont jamais assisté au massacre d'une bonne bouteille apportée par leurs soins chez des amis qui avaient assemblé pour l'occasion des jocrisses qui se prennent pour Alain Duhamel, Hubert Reeves ou Didier Deschamps.

Un vin se partage, se conjugue et, pour cela, pas besoin de connaître par cœur la liste des premiers crus de chablis ou de gevrey. Et là, nous donnons raison aux sondés : pas besoin de produits de luxe. Juste l'émotion et l'amitié. L'accord est à prendre au sens large : avec les mets mais aussi avec l'entourage. Un crottin de Chavignol, une bouteille de sancerre, du bon pain, un matin d'été avec quelques amis dans un casse-croûte improvisé nous laisseront une bien meilleure empreinte qu'un grand cru bu avec un grand crétin. La preuve par le saucisson à l'ail, le jambon persillé et l'aligoté de Bourgogne ou les rillettes et le vouvray avec les gens comme il faut pour les partager. Mais il n'y a pas que le « avec qui ». Il y a aussi le « où », l'endroit. Gloire aux rares chefs ou patrons de restaurants qui ont compris qu'une belle carte des vins (surtout si les prix demeurent abordables) ne sert à rien (sinon à la frime) quand ce qu'il y a dans les assiettes plonge les convives dans la plus hypnotisante perplexité. Que faire ? Que choisir quand tous les plats proposés dans un idiome digne des meilleures circulaires pédagogiques du ministère de l'Éducation nationale ne révèlent pas grand-chose du contenu et des saveurs ?

Là encore, citons Jean-Robert Pitte qui se moque des « Trissotin et précieux ridicules » des fourneaux : « Ajoutons que ces chefs affectionnent les nourritures absconses, d'inspiration vaguement japonisante, présentées sous de longs, de très longs titres dans lesquels rien n'est épargné au client, pas même les brimborions de fleurs des champs, des alpages et des toundras (venues de chez un habile maraîcher néerlandais…) ou les balayures d'épices inconnues qui ornent le marli de l'assiette, le tout servi dans un décor de funérarium, parfois orné des œuvres d'art contemporain évoquées ci-dessus. »

En effet, avant de s'attaquer au yuzu vert et suc de clémentine et mélasse de grenade (sic), Jean-Robert Pitte a réglé son compte au snobisme de l'art contemporain. Gloire et compliments aux cuisiniers qui pensent gastronomie, c'est-à-dire assiette et vin, le plaisir complet, à l'inverse de ce que nous montrent les émissions culinaires à la télévision où, par peur de la stupide loi Évin, on élabore des plats sans jamais évoquer le vin. Soi-disant pour lutter contre l'alcoolisme des jeunes. Cette fois, ce n'est plus Trissotin, mais Tartuffe. « S'il est vrai que l'humanité future n'aura plus d'autres soucis que les revendications, la garantie et la retraite, alors nous n'aurons plus besoin de vin ! » écrivait Raymond Dumay en 1976***. Nous y sommes, non ? Il ajoutait : « Par l'ampleur du terrain occupé, sa longue durée, sa présence dans toutes les classes sociales, sa stabilité, le vin constitue une unité de référence incontestablement supérieure, puisqu'elle comprend même l'évolution de l'art : "Dis-moi ce que tu bois et je te dirai quelle cathédrale tu construis, quel tableau tu peins, quel poème tu chantes…" Ainsi, le vin a réalisé depuis six mille ans le rêve des ordinateurs, il nous donne une image matérielle, chiffrée, de la vie spirituelle aussi bien que de la vie morale et politique. »

À nous de choisir et de bien choisir nos interlocuteurs/convives et de ne point gâcher nos bons vins, modestes ou de prix, par orgueil ou erreur de localisation. À nous de transmettre aussi. « Toute civilisation qui se préoccupe de survivre doit accomplir ses devoirs envers le vin », dit encore Raymond Dumay, sinon « nous livrerons à nos enfants une France sans honneur et sans saveur ». Au boulot.

* Robert Delahaye, « La halte de midi », poème cité par Louis Orizet, « Les Cent plus beaux textes sur le vin », Cherche midi éditeur

** Jean-Robert Pitte, « Les accords mets et vins, un art français », ouvrage collectif, CNRS éditions

*Raymond Dumay La mort du vin chez La table ronde.

Consultez notre dossier : Vin – La question de Candide