Annulation de la dette: le principe d’irresponsabilité
Existe-t-il une monnaie qui ne coûte rien ? De l’argent magique tombé du ciel ? En France, ce débat étonnant agite le monde des économistes et des politiques
by Raphaël LegendreQui paiera la facture de la crise ? La question enfle au fur et à mesure que s’enchaînent les plans de soutien. Lundi le tourisme (18 milliards d’euros), mardi l’automobile (8 milliards) et jeudi l’aéronautique, qui viendront s’ajouter aux dizaines de milliards d’euros déjà inscrits dans le dernier projet de loi de finances rectificative. En attendant le prochain collectif budgétaire qui sera présenté le 10 juin.
« Il n’y a pas d’argent magique », avait rétorqué Emmanuel Macron en avril 2018 à une aide-soignante de la maternité de Rouen qui réclamait davantage de moyens. Deux ans plus tard, le « Ségur de la santé » promet une revalorisation sensible des personnels hospitaliers et les milliards pleuvent comme à Gravelotte pour sauver l’économie du pays. De quoi laisser beaucoup de Français perplexes.
« Ils l’ont trouvé ce pognon de dingue », a récemment réagi Valérie Foissey, l’aide-soignante de Rouen, par ailleurs militante CGT et ancienne candidate Lutte ouvrière aux élections européennes. « On voit les plans pour sauver l’économie. Des milliards qu’ils sont prêts à mettre sur la table. Donc l’argent, il existe. Ils font juste le choix de servir les plus riches, les milliardaires au détriment de toute la population, des services utiles à la population. »
Un témoignage qui illustre à la fois la méconnaissance des mécanismes à l’œuvre dans cette crise et le danger politique du débat qui agite le Landerneau des économistes sur une éventuelle annulation de la dette. Un débat qui nourrit l’idée que trouver de l’argent ne serait qu’une question de volonté politique, en dehors de toute contrainte budgétaire.
Le monde des chercheurs est aujourd’hui scindé en deux camps qui s’affrontent à coups de tribunes de presse et de tweets rugueux. D’un côté, les « rigoristes » défendent l’idée que toute dette se paye un jour. Un attelage original qui va de l’ancien directeur du programme d’Emmanuel Macron, Jean Pisani-Ferry, à l’économiste atterré Henri Sterdyniak. En face, des profils aussi opposés que Jean-Luc Mélenchon et Alain Minc plaident ensemble pour une annulation de toute ou partie des plus de 2 200 milliards d’euros de dettes publiques logés au bilan de la Banque centrale européenne (BCE) depuis 2015. Soit par un effacement, soit par création d’une dette perpétuelle que les Etats ne rembourseront jamais.
« Illusion ». Ces deux pistes « ont la séduction de l’illusion », a réagi le gouverneur de la Banque de France, qui ne cède rien au chant des sirènes monétaristes. Devant les membres de la Société d’économie politique, François Villeroy de Galhau a clairement expliqué lundi que « l’annulation de dette signifierait le financement monétaire des déficits, dont l’interdiction est un pilier fondateur de l’accord de création de l’euro ». Il a ajouté : « Plus encore, il convient de dénouer ce mythe de monnaie magique. Il n’y a pas de “déjeuner gratuit”. Si la Banque centrale annulait des dettes qu’elle détient, elle constaterait une perte équivalente à son bilan et le patrimoine collectif serait appauvri d’autant. »
Idem pour la dette perpétuelle. « Des investisseurs demanderaient pour une dette sans espoir de remboursement des primes de risque et donc des taux d’intérêt élevés, beaucoup plus coûteux que la dette actuelle », a rappelé le gouverneur de la Banque de France, soulignant les risques inflationnistes sur le long terme. Des risques qui pousseraient la BCE à augmenter ses taux et renchériraient en conséquence le coût de la dette. Comme l’ont indiqué les deux économistes Jean Barthelemy et Adrian Penalver dans une note publiée sur le blog de la Banque : « La monnaie de la banque centrale n’a rien de magique » .
Faux, répond un collectif d’économistes, de hauts fonctionnaires et d’élue politique dans une tribune publiée mardi dans Le Monde, pour qui « l’annulation de la dette publique détenue par la BCE libérerait les acteurs de la crainte d’une future augmentation d’impôts ». Les auteurs y raillent le « trouble que produisent la dette (la faute, Shuld en allemand) et son rachat (littéralement la « rédemption ») dans la psyché humaine, sur lequel ironisait déjà Max Weber » et affirment que l’annulation des dettes au passif de la BCE n’aurait aucun impact puisqu’« aucun fardeau n’est transféré sur quiconque. » Voire.
« Le risque est que la monétisation des déficits publics conduise à un aléa de moralité : les Etats, se sachant assurés par les banques centrales contre le risque d’insolvabilité, mettent en place des déficits publics excessifs », rappelle Patrick Artus, le chef économiste de Natixis. Un problème qui n’est pas insurmontable. Sa solution ? « Que les banques centrales puissent monétiser les déficits publics cycliques, mais pas les déficits structurels, la séparation du déficit public entre partie cyclique et partie structurelle étant faite par une institution indépendante. »
Bras de fer politique. Au-delà du débat technique, le bras de fer est politique. Nourrir l’idée qu’un tour de passe-passe monétaire suffirait à effacer d’un trait de plume des années de laxisme budgétaire est aussi dangereux que de faire croire que l’Etat « débloque » des fonds pour tel ou tel secteur. Ce discours entraîne dans l’inconscient collectif des représentations décorrélées de la réalité, à savoir que la dette française est détenue à 60 % par des investisseurs étrangers et que ces derniers pourraient augmenter les intérêts en cas de dérapage non contrôlé des comptes publics.
Tout comme la BCE ne peut effacer d’un coup d’éponge magique les dettes du passé, il n’existe aucun trésor caché maintenu volontairement hors de portée de « la population » par les puissants pour le seul bien des « milliardaires ». L’Etat ne débloque pas des fonds. Soit il taxe l’argent des contribuables, soit il transfère dans le temps le poids de ses dépenses contemporaines en accroissant la dette léguée aux générations futures. Il n’y a pas d’argent magique, il n’y a que des impôts et des dettes.
Cette confusion des esprits est entretenue par la politique non conventionnelle de la BCE qui fait qu’en douze ans, la dette française a doublé passant de 1200 à 2400 milliards d’euros, sans que la charge d’intérêt n’augmente. Elle a même diminué.
Mais si la dette ne coûte rien pour l’instant, « que se passe-t-il le jour où l’on remontera les taux parce que l’inflation est de retour ? Il ne faut pas paniquer sur le thème inflationniste. Mais il ne faut pas tomber à l’inverse dans l’idée que l’on peut faire n’importe quoi », prévient l’économiste Jean Pisani-Ferry, professeur à Sciences Po. « Ce qui me gêne dans ce débat, c’est qu’on oblitère le futur. Le jour où l’inflation sera de retour, il pourra y avoir une fuite devant la monnaie et on se retrouvera avec le Libra », ajoute Agnès Bénassy-Quéré, professeur à Paris I et à la Paris School of Economics. Une prise de risque d’autant plus inutile que les Etats s’endettent gratuitement aujourd’hui.
Enfin, il ne faudrait pas oublier que nous partageons notre monnaie avec dix-huit autres pays et que la Banque centrale européenne reste indépendante. A l’heure ou la France et l’Allemagne proposent une initiative d’endettement commun pour lutter contre la crise, les pressions des pays du sud pour s’endetter sans conséquences, donc sans limites, sont autant de repoussoirs pour les pays du nord. « Il ne faut pas trop jouer avec les allumettes. L’Europe a la chance de pouvoir compter sur un quantitative easing. Ne poussons pas trop loin. Le jugement de Karlsruhe sonne comme une corde de rappel », commente Agnès Bénassy-Quéré.
Un argument qui convainc même les tenants d’une monétarisation accrue des déficits en cette période de faible inflation, comme l’économiste Shahin Vallée. « C’est vrai qu’agiter le chiffon de la monétisation est dangereux en Europe. Cela envoie le signal qu’on ne fait aucun effort sur les dépenses structurelles. Il y a le débat de théorie économique – et dans les circonstances actuelles je ne vois aucun obstacle valable à la monétisation – et le débat politique. Ce sont deux conversations différentes », assure l’ancien conseiller d’Emmanuel Macron à Bercy. Vraiment ?