Revenu universel : une solution qui n'en est pas une
Revenu d'existence et néolibéralisme partagent une même conviction : la production de la richesse ne serait plus le fruit du travail. Une vision qui présente un danger social majeur.
by Denis MerklenTribune. L’idée d’un «revenu universel» a une histoire. Elle prend plusieurs formes et s’incarne dans plusieurs courants politiques dont le projet que Benoît Hamon présenta à la dernière élection présidentielle. On parle aujourd’hui de «revenu républicain» ou «citoyen», on a parlé de «revenu d’existence». L’idée sous-tend déjà la loi instaurant le Revenu minimum d’insertion en 1988, remplacé par le Revenu de solidarité active dès 2009. Elle trouve l’essentiel de ses arguments dans l’œuvre d’André Gorz, dont les travaux ont inspiré la plupart de ce type d’initiative, en France et ailleurs. C’est dans les années 80 que l’on commence à penser à la question quand certains, souvent dans des perspectives apocalyptiques, postulent pour une «fin du travail». C’est ainsi que dans Métamorphoses du travail (1988), Gorz pense que l’industrie post-fordiste finira par abolir le travail et le salariat et que 2% de la population active suffira pour assurer la totalité de la reproduction matérielle. La plupart étant dispensés de la soumission au travail, il fallait leur assurer un revenu suffisant pour garantir à chacun une vie décente.
Ce n’est pas un hasard s’il y a une certaine concomitance entre naissance du néolibéralisme au début des années 70 et projet de revenu universel un peu plus tard. Surtout si l’on se rappelle qu’en Europe continentale, les politiques d’inspiration néolibérale tardent une petite dizaine d’années à faire leur chemin. L’idée d’un revenu universel est la réponse d’une gauche alors très minoritaire ou proche de l’écologie à la crise de l’emploi. Mais les deux visions partagent une même conviction : la production de la richesse ne serait plus le fruit du travail. Par le haut, les colossaux revenus tirés de la spéculation financière, par le bas les petites prestations rendues par les diverses allocations sociales. Entre les deux, l’immense majorité de la population, les travailleurs salariés et leurs familles qui vivent bel et bien de leur travail et qui représentent toujours plus de 85% de la population active, près d’un demi-siècle après le choc pétrolier de 1973. Fin 2019, des 30 millions d’actifs, plus de 25,5 étaient salariés. Et ceci dans un contexte où l’activité continue à progresser, le taux d’activité ayant passé de moins de 67% en 1990 à 72% en 2019, tout près de la moyenne européenne (73%).
Revenu universel et libéralisme ?
Obsédé par la réduction de l’emprise de l’Etat sur la société qu’il ne voit que comme une perversion, et notamment de l’Etat social qu’il considère comme la raison principale du poids qui grève l’activité économique, le libéralisme n’a fait aucun cas des nouvelles idées qu’il voyait comme un coût supplémentaire. Il fallait réduire les charges sociales et les impôts payés par l’entreprise. Si la mobilisation sociale a rendu difficile de dégraisser le mammouth, son «coût» a été payé avec l’endettement public, un bon moyen de transférer le problème aux gouvernements à venir tout en libérant le capital du fardeau. Alors, pourquoi le libéralisme serait-il aujourd’hui prêt à mettre en œuvre un revenu universel ?
Le combat stratégique pour la réduction de la dépense publique n’a pas cessé, mais le panorama a changé. Le travail salarié n’ayant pas disparu et étant promis à prendre de plus en plus de place (l’Insee estime la progression de la population active à 75% pour 2040, et dans des pays comme la Suède ou les Pays-Bas elle dépasse déjà les 80%), il s’agit de changer la nature du salariat et d’un Etat social fortement lié à la structure socioprofessionnelle de notre société. C’est dans ce sens qu’est allée la réforme des retraites. Présentée comme une prestation universelle par points attachée à la figure de l’individu, l’allocation se dissocie de l’activité du travailleur. Le régime actuel avec toutes ses conditions différenciées, notamment en termes d’âge de départ, vise à tenir compte des inégalités données par la vie au travail (dont la pénibilité), les fameux «régimes spéciaux» que l’on présente comme des «privilèges». Le retraité n’est plus cheminot, ouvrier, employé, cadre ou enseignant, il n’est plus indépendant ni fonctionnaire. Il est réduit à un simple individu cumulant des points.
Accepté par le libéralisme, le revenu universel ira dans la même direction de séparer le revenu de la structure sociale. Nous avons à présent toute une série d’allocations qu’expriment des droits que nous appelons justement «sociaux» car chacun se trouve légitimé par la protection d’un risque particulier (la vieillesse, le chômage ou la grossesse), la compensation ou la réparation d’une inégalité (le logement, les allocations familiales). C’est la raison pour laquelle les droits sociaux ne sont pas universels mais dépendent de la définition de catégories avec leur périmètre (conditions d’âge, de revenu, de genre, maladie, handicap, de composition de la famille, etc.). Un revenu universel viendra-t-il remplacer ces nombreuses prestations rattachées au social pour les légitimer par la seule figure de l’individu ? Tous recevront le même revenu indépendamment de sa condition sociale ? Il est fort à parier que l’institution d’un tel revenu vienne se faire en remplacement des allocations existantes, avec son lot de gagnants et de perdants. Peut-être les mêmes qui luttaient il y a six mois contre la réforme des retraites défendent ardemment maintenant le nouveau projet.
Et qu’en est-il du caractère «suffisant» exigé par André Gorz, à combien doit-il être estimé ? A plusieurs reprises, Robert Castel a rappelé le rôle joué par l’institution du smic, destinée justement à rendre «décent» le revenu du travail indépendamment de la tâche réalisée. Il est aujourd’hui légèrement supérieur au seuil de pauvreté. Ira-t-on jusqu’à un revenu universel égal au smic ? Augmentera-t-on ainsi les revenus des quelque 7 millions d’allocataires des «minima sociaux» comme le RSA ou le minimum vieillesse ?
Le projet de mise en place d’un revenu universel n’a jamais rompu le cercle d’une minorité très restreinte, au moins sur sa forme idéale. Il trouve certes son origine dans la réflexion sur les mutations du travail. Mais elle représente un danger social majeur pour au moins deux raisons. Premièrement parce qu’elle entérine la séparation complète entre travail et protection sociale. Et c’est sans doute la raison pour laquelle l’idée n’a jamais conquis les classes populaires, conscientes des risques qu’un tel divorce représente. Le travail sans protections ni régulations sociales n’est que pure soumission.
Les principes de légitimation du social
En second lieu, parce qu’un tel projet change les principes de légitimation du social. Si le travail a pu sous sa forme salariée s’entourer de protections, c’est seulement après la reconnaissance de son utilité sociale. Comme nous l’a brillamment appris Castel dans le prolongement de la tradition durkheimienne, c’est seulement quand il cesse d’être une pure relation contractuelle entre deux individus (employeur-employé) pour donner un statut au salarié que le travail a pu remplir ses fonctions d’intégration. Il structure le social et donne une consistance à l’individu par son inscription dans des collectifs. Il ouvre sur des droits qui découlent de la contribution du travailleur au bien commun à travers son activité. Sur quelle inscription collective pourra s’appuyer le bénéficiaire du revenu universel ?
En France, le nombre de personnes sans droits sociaux et ne possédant, en conséquence, aucun revenu est estimé à moins de 400 000 personnes, la pointe extrême de la grande pauvreté. Par contre, la nouvelle question sociale produit des réformes successives du monde du travail qui ont grandement augmenté la précarité. Celle-ci résulte des diverses formes de sous-emploi, de la fragilisation de l’emploi stable et d’une progressive aliénation des droits des travailleurs. Il est difficile de voir en quoi le revenu universel viendrait répondre à cette question. Il semblerait, au contraire, que son institutionnalisation favorise encore un peu sa séparation du social. Cela contribuera à faire davantage du travail une pure activité économique et à le vider de sa substance sociale. Le travail redeviendra alors une pure marchandise, est-ce bien cela que nous voulons ?
Denis Merklen est l’auteur d’En quête des classes populaires (avec Sophie Béroud, Paul Bouffartigue et Henri Eckert), La Dispute, 2016.