Rencontre sur un banc public, apéro sur un range-vélo : comment le coronavirus réinvente l'espace urbain
by Mickaël CaronOn ne se croise plus au café ou au restaurant mais sur les bancs, les trottoirs, les blocs en béton… Jusqu'à réinventer nos villes en profondeur?
Longtemps ignorés par les habitants d'une avenue passante du 14e arrondissement de Paris, deux bancs publics sont devenus un lieu d'échanges entre promeneurs âgés, adolescents de la résidence voisine, mères avec un landau… "J'ai passé deux mois à regarder le quartier de loin, par ma fenêtre, dit un papy en souriant. Ça fait du bien de revenir au milieu des autres." Pour Marianne Auffret, adjointe à l'urbanisme dans cet arrondissement, "c'est tout l'intérêt du mobilier urbain de créer des rencontres fortuites qui font la beauté de la ville". Certains voisins s'y sont parlé pour la première fois pendant la crise. Encore plus depuis le 11 mai.
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"L'espace privé déborde sur l'espace public"
Les bienheureux qui papotent sur les bancs publics sont le signe que l'espace ouvert devient une ressource convoitée. Rues Montorgueil (1er et 2e arrondissements) ou du Commerce (15e), artères semi-piétonnes souvent noires de monde, les carrés de trottoir devant les cafés et les bars ont vu revenir nombre d'habitués. La distanciation physique, d'accord ; la distanciation sociale, non. Chez lui, à Montmartre (18e), l'adjoint à l'urbanisme d'Anne Hidalgo Jean-Louis Missika, explique qu'"il y a un bar qui ne fait que du service à emporter mais les gens consomment sur place, devant". "L'espace privé déborde sur l'espace public", conclut-il, qui alerte contre les conflits d'usage et pointe les risques de pollution sonore et d'insécurité. Mais il regarde avec indulgence la vie de quartier qui reprend lentement.
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Range-vélos, cubes en béton ou barrières antibélier n'accueillent plus seulement des livreurs ubérisés en attente d 'une commande. On s'y pose volontiers avec une bouteille ou un pique-nique, au moins jusqu'à la réouverture des parcs et des jardins. "La situation nous pousse à la bienveillance envers l'être assis, postule Benjamin Pradel, docteur en sociologie urbaine. On ne va plus voir la rue comme un espace de flux mais comme un espace de stock." Ce renversement d'une logique de mouvement à une autre d'immobilité requiert de la place. Dans le même esprit, les citadins pourraient s'inspirer des régions méditerranéennes pour repenser l'aménagement de leurs pas-de-porte.
"Lutte des places"
Biarritz a par exemple brièvement interdit la station assise prolongée. A l'inverse, d'autres municipalités ont commencé à agrandir les espaces consacrés à l'immobilité, rognant sur la voirie ou le stationnement. Pour que l'on puisse faire la queue devant les magasins sans être collés les uns aux autres, mais aussi pour flâner de nouveau à l'air libre. La création d'un collectif distancié sera un enjeu aussi longtemps que la promiscuité sera dangereuse pour la santé. "C'est une phase de laboratoire pour les designers, estime le plasticien Gilles Paté. Les équipements du type un siège, un vide, un siège vont se multiplier de manière créative, comme le demandent déjà les propriétaires de salles de spectacle." Les dispositifs anti-SDF qui ont tristement envahi les grandes villes pourraient être détournés de leur usage initial, à bon escient. Du mobilier urbain déplaçable pourrait être conçu pour rendre l'espace public plus malléable.
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Avec la distanciation, le volume d'espace disponible se raréfie. "Il y a une équation à résoudre, au risque de créer une lutte des places, illustre Benjamin Pradel. La société doit repenser l'être-ensemble dans la sphère publique à un moment où nous en avons un énorme besoin, mais où se crée aussi une défiance vis‑à-vis de l'autre." Après la réappropriation spontanée des premiers jours de liberté, il restera une articulation pérenne à trouver. Car, conclut le chercheur, "il y a trois mois, la foule était la règle, et aujourd'hui c 'est l'exception".