https://medias.liberation.fr/photo/1315251-afp_1qr9pnjpg.jpg?modified_at=1590419660&width=960
La station d'Ischgl, dans le Tyrol, le 23 avril.
Photo Johann Groder. AFP

Foyer d’infection à Ischgl : l’heure des comptes en Autriche

Comment une station de ski alpine a-t-elle pu devenir un foyer épidémiologique majeur en Europe ? Après des révélations médiatiques et des plaintes de touristes contaminés, le parlement régional du Tyrol a créé une commission d’enquête qui doit maintenant faire la lumière sur la gestion de la crise par les autorités.

by

Ronald Rohrer se met au travail cette semaine. Le juge à la retraite et ancien vice-président de la Cour suprême autrichienne a été chargé il y a dix jours par le gouverneur du Land du Tyrol, à la demande de son parlement régional, de former une commission. Elle doit enquêter sur la gestion très critiquée de la crise sanitaire dans cette région de l’ouest de l’Autriche. Après des semaines où les autorités tyroliennes et autrichiennes ont rechigné à faire œuvre de transparence, au nom de la priorité donnée à la sortie de crise, c’est le premier mécanisme enclenché pour amorcer une autocritique dans cette petite république d’Europe centrale aux 8,9 millions d’habitants.

La commission a pour objectif de dégager des leçons, «de voir ce qui a été bien fait et ce qui a été moins bien fait», a expliqué le gouverneur Günther Platter, du parti conservateur ÖVP, avec un certain sens de la litote au vu de la gravité des reproches. Première étape : Ronald Rohrer recrute cette semaine les cinq autres experts qui constitueront sa commission. Le gouverneur leur a garanti l’accès aux documents internes de ses administrations et ils mèneront des entretiens dans le but de rendre un rapport en octobre.

Dissimulation

Depuis mars, pas une semaine ne passe sans que les médias ne rendent publics de nouveaux détails que devront éclaircir les enquêteurs. Au cœur du dossier, la station de ski d’Ischgl, dans la vallée du Paznaun. Jusqu’ici surtout réputée pour son ambiance festive, elle est devenue en mars un foyer épidémiologique majeur du Covid-19 en Europe. Les autorités sont accusées d’avoir tardé à réagir aux premières infections, alors que la saison touristique battait son plein, avec pour conséquence des centaines de vacanciers contaminés qui ont contribué à la dissémination du virus par-delà les frontières. Derrière ce retard à l’allumage se pose la question d’éventuelles pressions du secteur économique du tourisme, soucieux d’empêcher le plus longtemps possible une fermeture des hôtels et bars de la station.

«Il sera intéressant d’élucider les tiraillements entre deux obligations des pouvoirs publics, estime Ronald Rohrer, celle de protéger la santé des citoyens et celle de ménager, de manière appropriée, l’économie.» Pour comprendre si les autorités ont failli à leur devoir, il faudra que sa commission reconstitue la chronologie des événements et les responsabilités. Qui a été au courant des infections à Ischgl et à quel moment ?

Il y a dix jours, le chancelier Sebastian Kurz, lui aussi de l’ÖVP, évoquait des cafetiers qui auraient pu dissimuler des cas parmi leurs employés. L’hebdomadaire viennois Profil doute plutôt des autorités sanitaires tyroliennes. Elles auraient bien été au courant des cas mais auraient tardé à prendre des mesures. Les journalistes rapportent que, le 5 mars déjà, l’Islande avait alerté l’Autriche de 14 cas avérés d’Islandais ayant séjourné en février dans cinq hôtels différents à Ischgl. Pourtant, ces hôtels n’ont pas été fermés immédiatement. Ces derniers jours, les Tyroliens ont accusé à leur tour le ministère de la Santé, sous la houlette du Vert Rudolf Anschober, de ne pas avoir relayé immédiatement ces informations fournies par l’Islande, ce qui expliquerait le retard dans leur action.

Précipitation 

Autre couac, l’évacuation en ordre dispersé des vacanciers et saisonniers lorsque, le 13 mars, le gouvernement fédéral a finalement annoncé la mise en quarantaine de toute la vallée du Paznaun, ainsi que d’une autre station, Sankt Anton am Arlberg. Selon l’audiovisuel public ORF, la Fédération tyrolienne de tourisme aurait passé à certains propriétaires de bars et hôtels l’information de la fermeture imminente de la vallée, leur permettant de renvoyer dans la précipitation leurs employés. Comme les touristes livrés à eux-mêmes sur le chemin du retour, ceux-ci ont alors pu propager le virus vers leurs régions et pays d’origine.

Peter Kolba attend peu de la commission Rohrer. «Je crains que ce ne soit qu’une commission lavage de mains pour les responsables politiques locaux», explique-t-il. Cet avocat viennois mise plutôt sur des actions en justice. Avec son association de défense des consommateurs VSV, il a porté plainte au pénal dès fin mars contre le gouverneur Platter, plusieurs maires ainsi que des gérants d’entreprises touristiques locales. Il les accuse de mise en danger de la collectivité et d’abus de pouvoir. Cette semaine, la VSV doit déposer une requête de quelque 600 personnes qui veulent se constituer parties civiles dans cette affaire.

Depuis des semaines, l’équipe de Peter Kolba recueille en effet les témoignages de vacanciers – pas moins de 6 000 se sont manifestés. La plupart viennent d’Allemagne, mais toute l’Europe est représentée, ainsi que les Etats-Unis, le Cambodge, le Zimbabwe… Près des trois quarts ont été testés positifs au nouveau virus, et 25 sont morts. La VSV prévoit maintenant une seconde plainte, collective, qu’elle veut déposer en juin. Les plaignants demanderont cette fois des dommages et intérêts. La gestion ratée de la crise au Tyrol pourrait bien coûter des millions à la République autrichienne.