Le remix vidéo, pratique de longue date
Privilégiant le montage sur le scénario, le mashup peut répondre à des visées politiques, ludiques ou esthétiques.
by Ève BeauvalletLe mashup vient de l’anglais mashed potatoes, métaphoriquement «réduit en purée», façon de désigner ces pratiques qui détournent les images des autres pour créer un nouveau texte. Indissociable de la culture web et des nouveaux outils numériques, cet art de l’échantillonnage a poussé sur un arbre généalogique immense remontant au moins à l’Odyssée d’Homère, en passant par les lettristes, les situationnistes, dada, Jean-Luc Godard, Guy Debord, la Beat Generation, et on en passe. Il dérive plus étroitement de la tradition expérimentale du found footage, littéralement «enregistrement trouvé». Les deux pratiques célèbrent le primat du montage sur le scénario, mais si le mashup part généralement de l’hypermédiatique pour le descendre de son piédestal, le found footage opère souvent le mouvement inverse, ascensionnel, en médiatisant l’oublié. A en croire en tout cas Julien Lahmi, directeur du Mashup Film Festival, qui définit le mashup comme «le bâtard pop du found footage». Ci-dessous, quelques jalons incontournables de la longue vie du remix vidéo, en partie piochés dans le travail de recherche du plasticien Nicolas Boillot, les Implications du remix à l’ère de la dématérialisation numérique, disponible en ligne sur son site Fluate.net.
1936.
L’artiste Joseph Cornell, impliqué dans le mouvement dada, invente la pratique du found footage en réalisant le court métrage Rose Hobart, montage surréaliste d’un film de 1931, East of Borneo, dont il n’a conservé que les passages montrant l’actrice principale, Rose Hobart.
1941.
Employé au ministère de l’Information britannique, Charles A. Ridley crée un des premiers remix viraux en rééditant des extraits du film de propagande nazie le Triomphe de la volonté de manière à donner l’impression que les militaires dansent sur la chanson de comédie musicale The Lambeth Walk. Joseph Goebbels avait placé Ridley sur une liste de la Gestapo pour élimination si la Grande-Bretagne était vaincue.
1973.
Un temps membre de la mouvance situationniste initiée par Guy Debord, René Viénet réalise La dialectique peut-elle casser des briques ? à partir de films de propagande maoïste et de films de kung-fu pour critiquer le totalitarisme chinois de l’époque. Il s’agit d’un des premiers remix politiques français.
1998.
Jean-Luc Godard termine un projet tentaculaire sur lequel il travaille depuis dix ans : Histoire(s) du cinéma, anthologie réalisée à partir de la juxtaposition, dissection, agrégation de centaines d’enregistrements vidéo archivés par ses soins. Par cette façon de traiter l’histoire du cinéma uniquement à partir du cinéma, et de se positionner, selon ses mots, moins comme théoricien que comme «la demoiselle de l’enregistrement», Godard acquiert pour de bon le statut de saint patron des remixeurs.
1993.
A l’occasion des 70 ans de la Warner, la maison de production offre, à but promotionnel, l’autorisation à Canal + d’utiliser les extraits de son catalogue (30 000 films environ). Via la société Dune, Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette réalisent la Classe américaine, un «flim» composé d’extraits de classiques du cinéma américain, avec John Wayne, Robert Redford, Dustin Hoffman, Frank Sinatra, Paul Newman… et leurs voix françaises. Officiellement projeté sur grand écran au centre Pompidou en avril 2009, cet ovni parodique connaîtra une nouvelle jeunesse grâce à une version numérisée, puis un projet de restauration entrepris à l’initiative d’un fan, Sam Hocevar, qui a pu se procurer la quasi-totalité des films utilisés dans des éditions DVD de meilleure qualité.
2011.
Le musicien, compositeur et plasticien suisse-américain Christian Marclay crée l’événement à la Biennale de Venise avec The Clock, montage vidéo de vingt-quatre heures constitué de milliers de séquences cinématographiques ou télévisées indiquant toutes l’heure (via une montre, une alarme ou un dialogue) et fonctionnant comme une immense horloge synchronisée en temps réel : lorsqu’un plan indique 14 h 30, il est également 14 h 30 à la montre du spectateur. Réalisé en trois ans, le film n’a obtenu les autorisations d’aucun ayant droit et existe en six versions - dont les cessions constituent les plus importantes ventes d’art vidéo sur le marché primaire.
2019.
Dans son premier long métrage documentaire, Ne croyez surtout pas que je hurle, le réalisateur Frank Beauvais raconte son état dépressif à travers un montage de 27 000 plans extraits des 400 films rares qu’il a visionnés, coupé du monde pendant sept mois. Le film, sorti en salles en 2019 et désormais disponible en SVOD sur la plateforme MyCanal, est resté aux frontières de la légalité, comme l’expliquait le réalisateur dans une interview donnée au CNC. La politique a été de ne s’acquitter d’aucun droit, mais de «créditer dans le générique final les films dont j’avais choisi les extraits, pour donner envie aux gens de les voir».