Ignorant la pandémie, les GAFAM poussent (encore) leur avantage
Non contents de s’avérer essentiels à l’économie mondiale durant la crise, les géants technologiques investissent leur trésor de guerre dans l’innovation pour évincer une concurrence soudain appauvrie
by Christopher MimsSi la pandémie de coronavirus ne semble épargner personne, les géants américains du secteur technologique parviennent à tirer leur épingle du jeu, comme le montre l’exemple suivant.
Le 12 mai dernier, Waymo, une filiale d’Alphabet, annonçait avoir levé 750 millions de dollars supplémentaires auprès d’investisseurs extérieurs pour poursuivre le développement de ses véhicules autonomes, portant ainsi à 3 milliards de dollars en deux mois le total de ses levées de fonds externes. Puis, le 18 mai, le Wall Street Journal révélait qu’Uber allait réduire ses coûts fixes de 1 milliard de dollars, en licenciant un quart de ses effectifs environ et en reconsidérant de grands projets coûteux, comme le développement de sa propre flotte de voitures autonomes.
Uber n’est pas le seul à rencontrer des difficultés. Les grands noms de la distribution sont nombreux à faire faillite ou à se trouver au bord du précipice, le commerce électronique bouleversant les habitudes d’achat des consommateurs. Toutes sortes d’entreprises nées du développement d’internet, depuis Airbnb jusqu’à WeWork, risquent quant à elles de ne pas disposer de la trésorerie suffisante pour survivre dans leur forme actuelle.
Les Big Tech, en revanche, profitent de la pandémie pour pousser leur avantage – un modèle stratégique consistant à investir leurs liquidités dans l’innovation, de confortables parts de marché et une avance toujours plus importante sur la concurrence. Les plus gros de ces géants, à savoir bien sûr Alphabet, la maison-mère de Google, mais aussi Amazon.com, Apple, Facebook et Microsoft, exercent tous des activités qui produisent des bénéfices considérables, et coiffent tout le monde au poteau.
Pour ces entreprises, investir dans le développement de systèmes propriétaires est essentiel pour continuer de dominer le marché. Procéder à des acquisitions leur permet précisément de réaliser cet objectif, tout en neutralisant la concurrence. Compte tenu des trésors de guerre qu’elles ont accumulés, elles ont la capacité, et l’habitude, de poursuivre leurs dépenses même si la conjoncture affecte leur chiffre d’affaires et leurs bénéfices – ce qui pourrait bien être le cas.
Selon les économistes du Fonds monétaire international, le monde devrait connaître sa récession la plus profonde depuis la Grande Dépression. Anindya Ghose, professeur d’études commerciales à l’école de Commerce Stern de l’Université de New York, indique ainsi que même les grandes entreprises technologiques feront face à « un scénario beaucoup moins favorable » dans les mois à venir, voire au-delà, car leurs recettes pourraient fléchir durablement si la reprise de l’activité économique entraîne de nouvelles vagues d’infections suivies d’autres mises à l’arrêt.
Pour Rita McGrath, professeur à la Columbia Business School, ces entreprises devraient tout de même mieux s’en sortir que les autres. Leur offre (commerce électronique, services d’informatique en nuage, réseaux sociaux, dispositifs nécessaires au télétravail, etc.) profite et continuera de profiter dans un avenir proche d’une forte demande.
Comme certains monopoles du passé, les GAFA dépensent des sommes considérables en recherche et développement
Les géants technologiques qui prospèrent ne le doivent pas seulement à l’acquisition de concurrents et à leur domination du marché. Comme certains monopoles du passé, ils dépensent des sommes considérables en recherche et développement.
A la fin des années 1920, décennie de forte prospérité, General Electric avait inventé la télévision. Durant toute la Grande Dépression, GE et sa filiale RCA avaient ensuite continué à investir dans le développement de cet appareil. Ces efforts avaient permis à RCA de dominer le marché durant les décennies suivantes.
Les Big Tech adoptent aujourd’hui la même stratégie. Les dépenses globales en R&D des cinq premiers groupes technologiques américains (qui sont aussi les cinq premières entreprises américaines tous secteurs confondus) ont continué d’augmenter, même durant les premiers mois de la pandémie. Facebook, Apple, Amazon, Alphabet/Google et Microsoft (les « GAFAM ») ont ainsi investi près de 29 milliards de dollars dans la R&D le trimestre dernier, soit une hausse de 17 % par rapport à la même période de l’année dernière. Ce montant dépasse le budget annuel de la NASA, qui a pour mission d’envoyer l’Homme sur Mars.
Certaines initiatives sont liées à la pandémie de coronavirus : Microsoft propose des services d’aide aux professionnels de la santé et Facebook se lance tout entier dans le télétravail. Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, a recommandé aux investisseurs de « bien s’asseoir » avant de leur expliquer que l’entreprise comptait consacrer l’intégralité de ses bénéfices du deuxième trimestre, d’un montant d’environ 4 milliards de dollars, à la gestion du Covid-19. Le plan inclut la création d’un programme interne de dépistage du virus. Amazon envisage également de développer davantage encore l’automatisation de ses entrepôts de façon à y réduire la concentration d’employés. Ce type de dépenses pourrait être classé dans la catégorie R&D car l’argent n’est pas consacré à des activités présentant un avantage commercial établi, et personne ne sait si et quand l’investissement se révélera payant.
Toute insuffisance de dépenses en R&D par les GAFAM pourrait être comblée par des acquisitions, une façon de sous-traiter cette activité. Les géants technologiques laissent d’autres entreprises se développer autour de nouvelles idées, puis les achètent.
Depuis la déclaration de l’état d’urgence et le début des mesures de confinement aux Etats-Unis, Apple a acheté un spécialiste de la réalité virtuelle, Facebook a fait l’acquisition de Giphy, Amazon Web Services s’est emparé de DataRow, Google a pris possession de Pointy et d’AppSheet et Microsoft a acheté ou décidé d’acheter Metaswitch Networks, Softmotive et Affirmed Networks. Le géant des microprocesseurs Intel – qui ne fait pas à proprement parler partie des GAFAM mais qui est nécessaire à leurs activités – a réalisé deux transactions en mai, renforçant ainsi ses ressources dans les véhicules autonomes et le Wi-Fi.
Si le nombre d’acquisitions n’est pas forcément en hausse, le moment pourrait être bien choisi, du point de vue de ces groupes, pour mettre la main sur des entreprises qu’ils avaient repérées. Après la chute de WeWork, les valorisations de nombreuses start-up de premier plan ont fléchi et la pandémie de coronavirus pourrait encore faire baisser leurs prix. L’acquisition par Facebook de Giphy [mi-mai] pourrait être la première d’une longue série.
La pandémie de coronavirus pourrait faire baisser les valorisations des start-up qui avaient déjà fléchi après la chute de WeWork. L’acquisition par Facebook de Giphy pourrait être la première d’une longue série
Etant tous coté, aucun des GAFAM ne souhaite s’exprimer sur ses projets pour les trimestres à venir au-delà des indications données lors des conférences téléphoniques de résultats. Amazon, qui anticipe une poursuite de la croissance solide de son chiffre d’affaires par rapport à l’année dernière, a souligné l’ampleur de ses dépenses et investissements liés à la Covid-19. Chez Facebook, Mark Zuckerberg a annoncé que le groupe comptait embaucher 10 000 collaborateurs supplémentaires dans les produits et l’ingénierie en 2020 afin d’assurer « la poursuite de son développement ». « Nous voulons continuer d’investir dans le développement de produits et recruter des talents techniques », a ajouté le directeur financier, Dave Wehner.
Microsoft prévoit une croissance modeste de son chiffre d’affaires au prochain trimestre et sa directrice financière, Amy Hood, a déclaré que durant l’année à venir, l’entreprise s’appuierait sur sa « situation financière solide » pour réaliser « d’importants investissements ». Le directeur général d’Apple, Tim Cook, a affirmé que le groupe avait abordé la crise dans une situation financière saine et qu’il continuerait d’être géré dans une perspective de long terme. « Nous avons toujours fait face aux périodes difficiles en redoublant d’efforts et en investissant dans l’innovation, et c’est ce que nous faisons aujourd’hui », a-t-il souligné.
De même que personne (ou presque) n’avait prévu le coronavirus, il est impossible de savoir ce qui attend ces entreprises en termes de chiffres d’affaires, ni si elles puiseront dans leurs réserves. De manière inhabituelle, Apple, Alphabet et Facebook ont refusé de donner des indications quant à l’évolution de leur chiffre d’affaires lors de leurs dernières présentations de résultats en raison des incertitudes relatives à l’économie mondiale.
Il est possible que Facebook et Google subissent une chute des recettes publicitaires comme cela a été le cas chez les médias traditionnels, les contraignant à revoir leurs dépenses à la baisse dans des proportions inédites, observe le professeur Ghose. Or, si les internautes confinés chez eux font grimper les chiffres de la participation des utilisateurs pour les Big Tech, ils ne leur sont pas très utiles en l’absence d’annonceurs. Le directeur financier d’Alphabeta d’ailleurs prévenu lors de la dernière présentation des résultats du groupe que le deuxième trimestre serait difficile en termes de recettes publicitaires.
La demande d’iPhones et d’autres appareils électroniques pourrait s’effondrer sous l’effet d’une forte augmentation du chômage et d’une baisse des dépenses des ménages. Les concurrents d’Amazon pourraient de manière inattendue lui prendre des parts de marché dans le commerce électronique, malgré une baisse générale des dépenses.
Même si ces scénarios devaient se réaliser, les Big Tech disposent tous d’une trésorerie suffisante pour soutenir leur cœur de métier et éviter de licencier les spécialistes du design, de l’ingénierie et des produits qui sont si chers à recruter lorsque la conjoncture est favorable.
Tous les signaux du marché montrent que les investisseurs sont confiants dans la capacité de ces entreprises à poursuivre leur croissance dans la durée. En Bourse, les 5 Big Tech atteignent ou s’approchent de leurs plus-hauts. En pleine pandémie, leur capitalisation boursière cumulée s’établit à 5 600 milliards de dollars.
La crise sanitaire donne aux Big Tech du temps pour faire pression sur les responsables politiques et amadouer le régulateur
Les GAFAM pourraient cependant voir un obstacle se dresser sur leur chemin, sous la forme d’une offensive des autorités de la concurrence. Le 15 mai, le Wall Street Journal a révélé que le Département américain de la Justice et les procureurs généraux de certains Etats avaient la ferme intention de lancer une action en justice contre Google. Le projet d’achat de Giphy par Facebook inquiète, pour son impact sur la concurrence, les élus des deux partis au Congrès. La Commission des affaires judiciaires de la Chambre des Représentants a annoncé en juin dernier de vastes enquêtes sur le poids des Big Tech sur le marché, la Federal Trade Commission enquête sur chacun des GAFAM et la Commission européenne les surveille sans relâche.
Le sénateur républicain du Missouri Josh Hawley encourage le Département de la Justice à lancer une enquête pour pratiques anticoncurrentielles contre Amazon, le Wall Street Journal ayant révélé que l’entreprise avait utilisé des données relatives à des vendeurs indépendants sur sa plateforme pour mettre au point des offres concurrentes. Apple pourrait faire l’objet d’une enquête de l’Union européenne pour soupçon d’abus de pouvoir dans le cadre de son App Store.
Tant que la gestion de la pandémie monopolise l’attention des gouvernements, il semble peu probable que les autorités de régulation se saisissent des propositions encore officieuses qui leur sont soumises. Il s’agirait de scinder les activités web et distribution d’Amazon, de démanteler Facebook en différentes activités correspondant à ses acquisitions, de limiter le contrôle d’Apple sur son App Store ou encore de faire barrage à la domination de Google dans la publicité en ligne. La crise sanitaire donne donc aux Big Tech davantage de temps pour faire pression sur les responsables politiques et amadouer les autorités de régulation, faire montre de bonne volonté envers les consommateurs et investir pour accroître leur avance sur leurs concurrents.
Traduit par Anne Montanaro.