Divisé, le football français souffre d’un manque de vision
Malgré l’arrêt des compétitions, le football professionnel français continue de faire le spectacle : celui de ses dissensions.
« Lorsque Didier Quillot [directeur général de la Ligue de football professionnel] s’est connecté, en retard, à la visioconférence du collège de Ligue 2, les présidents lui ont demandé de s’en aller. Comme il ne s’exécutait pas, ils ont mis fin à la réunion et se sont tous déconnectés. » L’épisode est relaté par L’Equipe du 21 mai. C’est Game of Thrones sur Zoom : les protagonistes ne pouvant s’éliminer, les réunions s’éternisent, et l’exaspération croît.
Entre dirigeants du football français, on échange donc plus de noms d’oiseaux que sur un forum de la LPO (Ligue pour la protection des oiseaux), on règle ses comptes plutôt que ses déficits d’exploitation, on enchaîne autant de punchlines gênantes que sur la scène d’un comedy club, on se clashe comme des stars du rap en se promettant de se « casser la gueule ».
Bien sûr, la situation créée par l’épidémie est inédite, elle suscite un nombre considérable de contentieux, et ne laisse le choix qu’entre de mauvaises solutions. Mais lors de cette crise, le football français étale ses égoïsmes et son infantilisme.
La liste des conflits est longue : la fin de la saison 2019-2020 et le gel des classements, lequel ulcère les relégués et les non-qualifiés européens ; les conditions de la reprise, notamment celles d’une Ligue 2 qui passerait à 22 clubs, contrairement à la Ligue 1 ; l’utilisation du prêt garanti par l’Etat de 224,5 millions d’euros, annoncé au début de mai ; l’accord de répartition des droits de diffusion.
Impéritie générale
Dans tous ces dossiers, chacun défend ses propres intérêts avec la foi de l’épicier ; participe au concours Lépine des formules pour achever le championnat à son avantage ; téléphone à l’Elysée ou à un journaliste ; porte les affaires devant les tribunaux. Les lignes de fracture passent entre la L1 et la L2, entre les « gros » et les « petits », entre les clans, entre les ego.
L’ironie est que l’impéritie règne dans de nombreux clubs, comme l’Olympique de Marseille ou les Girondins de Bordeaux, où le désordre institutionnel est total, et la situation économique, critique. L’AS Saint-Etienne, avec sa direction bicéphale (ce qui ne signifie pas deux fois plus intelligente), doit gérer les conséquences d’une saison calamiteuse malgré un budget record.
À Nantes, l’échec de l’absurde projet de nouveau stade a enfoncé le président, Waldemar Kita, dans l’impasse. A Lille ou Monaco, le modèle économique est aussi opaque que périlleux. L’Olympique lyonnais, en bonne santé financière, est plongé dans le marasme d’une stagnation sportive et d’une brouille profonde avec ses propres supporteurs.
L’homme qui incarne le plus le football français des trente dernières années, Jean-Michel Aulas, tweete compulsivement, multiplie les courriers, s’écharpe avec ses homologues, remet en cause la répartition des droits télé, pourtant votée sous sa présidence du collège de la L1.
Le site de son club enchaîne les communiqués officiels de l’OL (entrés dans le folklore national sous l’acronyme COOL) avec l’assiduité et la subtilité d’un bot russe. Les arguments de « JMA » en deviennent inaudibles.
Faiblesse structurelle
« La Ligue n’a pas de pouvoir, elle est faible, car elle est trop divisée », a admis sa présidente, Nathalie Boy de la Tour, le 20 mai dans L’Equipe. Elle souffre aussi de sa faiblesse institutionnelle : ses dirigeants eux-mêmes n’ont pas de pouvoir. Au début de la crise, une délégation de clubs avait négocié avec les diffuseurs en écartant les deux patrons de la LFP…
Ceux-ci ont très peu d’autonomie : ils gèrent principalement les rapports de force qui s’établissent entre des intérêts divergents. L’ancien président de la LFP, Frédéric Thiriez, (2002-2016) l’avait compris, en se limitant à la délivrance de messages enthousiastes et de plans quinquennaux promettant un avenir radieux.
Au moment où le football français devrait plus que jamais établir une stratégie commune pour faire face à la concurrence européenne et à un avenir très incertain, il étale sa faiblesse structurelle, exhibe plus de divisions que de vision. Gouverné par les intérêts particuliers, le football français est ingouvernable.
L’ironie est que l’histoire des vingt dernières années de la Ligue est celle d’une prise de pouvoir progressive des « grands » clubs, afin de la rendre plus efficace et de rendre le football hexagonal plus compétitif. Le déplafonnement des sommes allouées à la Ligue 2, objet de discorde, est ainsi conditionné à une énième réforme de la « gouvernance ».
La Ligue devrait être l’organe de l’intérêt général, mais les clubs y poursuivent une compétition absurde, de laquelle ils ressortent tous perdants. Si le football français souffre de bien des maux, l’incurie de nombre de ses dirigeants n’est pas le moindre.