Yves Camdeborde : « La bistronomie est en coma artificiel »
by Thibaut DanancherENTRETIEN. Le chef, créateur du courant culinaire, redoute que le Covid-19 ne signe la faillite de bistrots que « le monde entier nous envie ».
Alors que tout le monde attend la date de réouverture des restaurants, bars et cafés de France, que va-t-il advenir des bistrots ? Yves Camdeborde, 55 ans, CV en or massif – Ritz, Maxim's, La Tour d'argent, Le Crillon – et figure tutélaire de la bistronomie, se confie au Point. Interview d'un défenseur de l'art de vivre à la française très inquiet.
Le Point : Avez-vous hâte de rouvrir ?
Yves Camdeborde : J'ai épousé la vocation d'aubergiste à l'âge de 14 ans pour me nourrir de l'humain. Être restaurateur, c'est aimer recevoir, et là, je ne reçois plus personne. Je suis d'Artagnan, un mousquetaire de l'hospitalité subitement amputé de sa joie de vivre. Je veux retrouver mon oxygène, mon moteur de vie. Je ne comprends pas que les rames bondées des métros parisiens circulent tranquillement et que nous, professionnels de la restauration rompue aux draconiennes normes sanitaires et hygiéniques, soyons à l'arrêt. Je me suis refusé à faire de la vente à emporter, qui n'est pas ma vision. Il me tarde de revoir mes hôtes, mes équipes, ma cuisine, mon quartier de Saint-Germain.
Il faudra se résoudre à espacer les tables. Une configuration à l'opposé de la convivialité des bistrots en France…
On va devoir abandonner durant un temps cette proximité et ce partage qui sont notre philosophie, notre raison d'être et d'exister. Tout ce qui fait que nous sommes vivants. Nos bistrots, la planète entière nous les envie. Personne d'autre que nous n'arrive à le faire ailleurs. Impossible de nous les voler, de les délocaliser. On ne peut pas les dupliquer, au contraire de la haute gastronomie. Leur esprit, leur atmosphère, leur ambiance sont singuliers dans notre culture et dans notre art de vivre.
C'est-à-dire ?
On s'y déplace parce qu'on a envie de rencontrer du monde, d'échanger, de discuter, de chanter, d'être heureux, de se chamailler… On se parle avec nos mains et nos yeux. On s'appelle naturellement par nos prénoms avec les habitués. On a tissé une relation hors du commun. Il y a une épatante connivence, un mélange de joyeux rires, de drôles de colères et de sempiternels râleurs. On aime être au coude à coude avec des tables collées-serrées telles des sardines dans une boîte de conserve. En se retrouvant à des distances pharaoniques les uns des autres, il y aura beaucoup moins de charme et, surtout, on accueillera deux fois moins de personnes.
Considérez-vous que la bistronomie est morte avec le coronavirus ?
Elle n'est pas morte, mais elle est en réanimation, plongée dans le coma artificiel sous assistance respiratoire avec pronostic vital engagé. Vivement qu'elle revienne à la vie et que l'on puisse de nouveau s'embrasser, se serrer dans les bras, se taper sur l'épaule. L'un des joyaux de notre pays est en grand danger. Si les bistrots font faillite, un pan de notre identité va disparaître. La France sans la gouaille de ses garçons de café, sans ses nappes Vichy à carreaux rouges, sans le patron qui s'assoit à la table des clients, ce n'est plus la France. J'aime ces villes et villages où le taulier est grognon et, même si c'est grossier, qui dit « merde » quand il a envie de dire « merde ». Cette France de Michel Audiard, cette France des répliques cultes des Tontons flingueurs, cette France des brèves de comptoir où l'on rêverait de croiser Jean Gabin, Lino Ventura, Bernard Blier, cette France qui n'est pas lisse, cette France sculptée d'aspérités…
Y a-t-il un modèle à réinventer pour la bistronomie ?
Je ne vois pas comment. Nous sommes déjà dans le vrai, l'authentique. Nous mettons en avant la grande tradition d'Auguste Escoffier dans l'air du temps, une cuisine à la fois rustique et bourgeoise. Nous célébrons les trésors des artisans de la terre, de la mer, de la vigne. Ça me fait sourire, cette France qui a découvert les circuits courts depuis l'arrivée du coronavirus. Ils ont remarqué que l'on avait des maraîchers, des paysans, des pêcheurs, ils ont appris que ce n'était pas la grande distribution qui faisait pousser les carottes, élevait les veaux ou pêchait le merlu.
Quelle est votre situation financière ?
Elle est plus que délicate. Je suis à découvert. Je paye 50 000 euros de loyers par mois. Au 15 juin, j'aurai 150 000 euros de loyers de retard. J'ai dû souscrire un PGE (prêt garanti par l'État) pour financer mes pertes. Quel comble ! Mais ce n'est pas une aide gratuite, je vais devoir le rembourser. Vous parlez d'un cadeau ! Il va me falloir plusieurs années pour me relever de ces quelques mois sombres.
Quel est votre plan de bataille pour vos quatre établissements ?
Je sais déjà que je devrai laisser plus de la moitié de mes 87 collaborateurs au chômage partiel. Ça me mine. Mes Avant-Comptoir de la terre et de la mer resteront fermés vu que ce sont des couloirs avec un grand bar. Je pourrai seulement faire fonctionner mon bistrot Le Comptoir au carrefour de l'Odéon, où je pourrai recevoir 12 couverts sur 28, et mon Avant-Compoir du marché Saint-Germain. J'en profiterai pour m'étendre sur le trottoir des deux lieux. Si je fais 50 % de mon chiffre d'affaires, ça sera Byzance.
Avez-vous pensé à mettre des séparations en Plexiglas pour conserver le même nombre de couverts ?
Mon bistrot sera déjà une clinique avec, en mise en bouche, du gel hydroalcoolique et, en guise de service, des maîtres d'hôtel qui ressembleront à des chirurgiens distribuant des menus sur des feuilles A4 à usage unique, alors inutile d'ajouter du dramatique au dramatique. Mais il est certain que, sous cette forme aseptisée, la bistronomie ne pourra pas survivre longtemps économiquement.
Comment sera la carte ?
J'ai habituellement une quarantaine de propositions entre les grignotages, les entrées, les plats, les desserts. Là, je vais me restreindre à dix ou douze. Ça me fend le cœur de renoncer à cette diversité qui rappelle celle d'une brasserie. Je n'ai jamais oublié cette famille de Los Angeles qui a passé une semaine à manger midi et soir chez moi. J'ai fini par leur poser cette question : « Vous ne voulez pas que je vous donne des adresses pour découvrir autre chose ? » Ils m'ont répondu : « Non, on est bien ici. On est venus pour l'univers unique de votre bistrot. »
Une singularité française…
En quittant les grandes maisons étoilées pour inaugurer, en 1992, La Régalade, à côté de la porte d'Orléans, j'ai remis les clients au centre du jeu avec une cuisine de plain-pied et proche de la salle afin de pouvoir sortir vite les saluer. Surtout, aucun diktat, aucune codification, aucun conseil de dégustation en les obligeant à commencer par ici et à finir par là, aucun refus d'une viande bien cuite ou d'un changement de garniture. À cette époque postguerre du Golfe, j'ai bouleversé le marché en leur présentant un imbattable menu à 100 francs comprenant apéritif, entrée, plat, fromages, dessert, digestif. Voilà comment est née la bistronomie.
De quoi aurons-nous envie pour la réouverture des restaurants ?
On voudra décompresser, on voudra du canaille. Pourquoi pas des chipirons ou une bavette à l'échalote réinterprétée avec une pomme paillasson parfumée au curcuma et, en dessert, une pavlova aux fraises. Mes habitués me promettent qu'ils seront au rendez-vous. Mieux que des amis, des clients (rires).
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