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Monument de la "Porte du non retour" (© Jean-Pierre Bat, 2018)

La révolte des esclaves à Ouidah le 14 mars 1724

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Africa4 propose une série sur l’histoire de l’esclavage sur la côte du golfe de Guinée… du point de vue des hommes et femmes réduits en esclavage.
# Épisode 1 : la révolte des esclaves à Ouidah le 14 mars 1724.

Cette série est le résultat d’une campagne de recherche inédite dans les archives de la Compagnie des Indes par les étudiant.e.s du Master d’histoire transnationale de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole des chartes (PSL Université).

Questions à... Justine Soistier, étudiante en Master d’histoire transnationale (PSL Université).

Quelle géographie du navire esclavagiste Le Dauphin peut-on établir ?

Nous sommes à bord du Dauphin, un navire français parti de Lorient le 23 août 1723, il transporte à son bord 371 esclaves.

Le navire négrier présente quatre points cardinaux : le pont, l’entrepont, l’avant et l’arrière du navire. Ce sont des points repères pour les marins, qui les dénomment comme tels, ainsi que pour les esclaves qui possèdent leur propre perception de l’espace.

Le pont, tout d’abord, est l’endroit où se trouve l’équipage. A bord du Dauphin, il est composé de quatre-vingts personnes. Le pont est le principal lieu d’activité du navire, occupé par les marins.

C’est la place des rencontres entre européens et interlocuteurs africains, les premiers contacts ainsi que les premiers moments de la traite sont réalisés dans cet espace.

Il s’agit également du lieu d’arrivée des esclaves sur le bateau. Les esclaves se rendent ponctuellement sur le pont, en particulier pour être lavés par l’équipage. Les femmes et les enfants ont généralement une plus grande liberté de mouvement et peuvent se déplacer depuis l’entrepont vers le pont au cours de la journée. Ces pratiques ne sont cependant pas mentionnées dans le journal de bord du Dauphin. Seules sont mentionnées les punitions d’esclaves révoltés ayant lieu sur le pont.

Le pont est la tête du navire, on y voit l’horizon. C’est le lieu de commandement, un point stratégique pour la conduite de l’entreprise négrière.

L’entrepont, ensuite, c’est l’entrepôt qui conserve dans un premier temps les vivres et marchandises nécessaires à la traite ; il devient ensuite le lieu de vie d’hommes, femmes et d’enfants réduits en esclavages. L’entrepont est un endroit de confinement, pensé initialement pour l’entassement d’une marchandise inerte. Hommes et femmes y sont répartis dans deux espaces séparés. C’est un lieu sans lumière où l’aération est limitée. L’espace est réduit, les esclaves sont attachés les uns à côté des autres avec une mobilité presque inexistante. Cette promiscuité alimente cependant des interactions sociales, élément nécessaire pour comprendre le phénomène de révolte à bord du Dauphin.

L’avant et l’arrière du négrier sont également des points de repères. Le passage par l’avant constitue le chemin habituel de communication entre le pont et l’entrepont. L’arrière est utilisé en cas de force majeure par l’équipage pour prendre les révoltés par surprise, par exemple.

Pourquoi éclate la révolte à bord du Dauphin le 14 mars 1724 dans le port de Ouidah ?

La révolte s’inscrit dans un cadre géographique étendu. Le Dauphin est encore arrimé au port de Ouidah lorsque celle-ci éclate le 14 mars 1724. Ouidah est situé sur la « côte des esclaves » et devient au XVIIIe siècle la principale interface du commerce d’esclaves. Le port connaît une expansion en raison de son annexion par le royaume esclavagiste d’Abomey et des trois forts portugais, britanniques et français qui y sont implantés. Les années 1720 sont ainsi marquées par une augmentation des flux d’esclaves : entre 1720 et 1800, 100 000 personnes, en moyenne, y sont traitées par an.

Ce 14 mars 1724, le Dauphin est à quai depuis quelques semaines déjà. Il a embarqué la plupart des esclaves et son départ est imminent lorsque la révolte éclate. Cette dernière se produit à ce moment-là pour des raisons précises. Tout d’abord, parce que le navire se trouve à proximité de la côte et qu’une partie de l’équipage reste à terre la journée et y passe parfois la nuit. L’effectif à bord du navire négrier est donc moindre, ce qui multiplie les chances de succès d’un soulèvement. Ajoutons à cela que peu d’esclaves savent nager, c’est uniquement le cas des populations ayant vécu proches des côtes ou des cours d’eaux. Il est alors nécessaire d’organiser une révolte avant la traversée, les individus étant conscients du fait qu’ils ne pourront jamais revenir une fois en pleine mer.

La chronologie du journal de bord est fragmentaire.

A 18h30 le soulèvement commence. Les bruits de déferrement grondent dans l’entrepont. Les marins descendent alors dans l’entrepont pour tenter de contenir les hommes et les femmes afin d’éviter la propagation du mouvement au sein du navire et sur le pont. Les mutins atteignent cependant ce dernier et se saisissent de bâtons. L’équipage tire trois coups de canons pour demander du renfort. Le journal de bord ampute alors la chronologie, mais l’on sait que les esclaves sont immédiatement la cible des pistolets des marins.

La nuit l’agitation se poursuit, les bruits de déferrement continuent à se faire entendre malgré la fermeture des écoutilles. Le lendemain tous les esclaves sont amenés sur le pont. Auparavant les mutins protestent et sont contraints par l’équipage qui descend par l’arrière du navire pour les capturer. Une grenade est jetée dans l’entrepont et blesse neuf à vingt personnes, dont une esclave qui a le poing coupé.

A 9h30, le capitaine, jusque-là absent, remonte à bord et les esclaves sont alors châtiés. La femme au poing coupé est érigée en exemple, pendue, criblée de balles puis donnée à manger aux requins.

Comment comprendre cette révolte en rade de Ouidah ?

Cette révolte « à quai » nous renseigne sur la mobilité des esclaves à bord du négrier.

Le déferrement, tout d’abord, est le produit d’une mobilité relative mais existante. Cet acte met en lumière l’existence de liens sociaux dans l’entrepont ainsi que celle d’un savoir-faire propre aux forgerons réduits en esclavage qui vont faire sauter les fers.

Les révoltés s’étaient emparés de bâtons dans l’intention d’affronter l’équipage. Ces armes ont probablement été fournies par les femmes dont la mobilité est facilitée sur le navire. Il faut souligner que le rôle des femmes est singulier dans cette révolte puisque celles-ci sont identifiées dans le journal de bord comme le groupe résistant le plus fortement à l’intervention des marins dans l’entrepont.

L’évènement nous permet également d’appréhender une temporalité propre aux esclaves. Le soulèvement a été planifié préalablement par les mutins. Il prend lieu en début de soirée, un moment où une partie de l’équipage est à terre et où l’obscurité grandissante peut être utilisée à l’avantage des révoltés.

Cette nouvelle exploitation du journal de bord du Dauphin nous permet ainsi de restituer en creux une capacité de mouvement aux esclaves ainsi qu’une temporalité qui leur est propre, longtemps occultés par le système esclavagiste.

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Voir les anciens projets de recherche du Master d’histoire transnationale de l’Ecole normale supérieure et de l’Ecole nationale des chartes (depuis 2018)

La série «Wikileaks 1979» (2018)

«A small war far away» (Ouganda 1978-1979) #1

Le Kenya de Kenyatta à Arap Moi (1978-1982) #2

Nigeria 1979 : aux sources de la crise socio-économique ? #3

1979: la guerre d’Angola par-delà la guerre froide #4

La Somalie de Siad Barre vue par WikiLeaks #5

Quand l’Afrique du Sud de l’Apartheid voulait la bombe #6

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La série «L’interprète» (2019)

Louis Anno. Profession : interprète (Côte d’Ivoire, c. 1880-1900) #1

L’Athènes de l’Afrique (1827-1876) #2

Marc Rabibisoa, interprète et diplomate de la monarchie Merina (1868-1899) #3

Des interprètes devenus gouverneurs coloniaux #4

«L’école des otages» de Saint-Louis du Sénégal (1855-1909) #5

Lost in translation : Kringer et le roi Georges (Gabon, XIXe siècle) #6

Djiguiba Camara : interprète de l’histoire de Samori Touré #7

De la bouche même des indigènes #8

L’école des otages de Kayes #9

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