Comment le virus affecte les familles recomposées
Contribution externe
Publié le 25-05-2020 à 10h28 - Mis à jour le 25-05-2020 à 10h28
Que faire quand les incessants échanges entre des familles recomposées favorisent la circulation du virus, et que tenter d’y remédier par du confinement débouche sur des luttes d’influence au sein de ces familles ? Une carte blanche de Anne Chaplin, auteure de l'ouvrage "Famille recomposée, l'envers du décor", aux Éditions Librinova.
Alors que la phase 2 du déconfinement est entamée et que des enfants reprennent le chemin de l’école, certaines familles recomposées exultent tandis que d’autres anticipent déjà une petite nostalgie. Lorsque Sophie Wilmès avait annoncé le 17 mars les premières mesures de confinement, il avait bien été précisé que les enfants en garde alternée pourraient poursuivre leurs allers et retours habituels chez leurs parents respectifs. C’était sans compter les complexités des familles recomposées ! Bien souvent, les parents se sont remis en couple avec de nouveaux conjoints, qui eux-mêmes ont également des enfants d’un premier mariage… lesquels sont d’ailleurs parfois, eux aussi, en garde partagée dans un troisième foyer… Le virus pourrait ainsi s’en donner à cœur joie dans cette chaîne d’acteurs potentiellement infinie !
Cartes rebattues
Devant ces incertitudes - car on maîtrise ce qui se passe dans son foyer, mais beaucoup moins ce qui se déroule dans celui de son ex -, de nombreuses familles recomposées ont décidé de limiter les risques et de changer le mode de garde habituel. Certaines qui étaient calées sur une semaine/une semaine se sont reconfigurées sur deux semaines - le temps d’incubation du virus. D’autres ont décidé de ne plus du tout faire circuler l’enfant, par exemple si le beau-parent est diabétique, visite son vieux parent en maison de retraite ou est tout simplement anxieux. Mille autres raisons ont pu engendrer une refonte du calendrier : Madame est aide-soignante et risque d’infecter tout le monde, y compris au sein de l’autre foyer ? Elle ne prendra plus sa fille, qui restera chez son père. Elle est au contraire cadre et en télétravail et à même de faire la classe aux enfants ? Elle gardera les siens plus qu’à l’accoutumée et s’occupera en bonus des enfants de son nouveau conjoint…
Ce rebattage des cartes a laissé lieu à des discussions et des luttes d’influence intenses au sein de ces familles. Qui allait trancher ou céder ? Les seuls parents légitimes ou bien également ceux qui aident leurs enfants à grandir au quotidien, et qui n’ont en général pas grand voix au chapitre concernant ces enfants qui ne sont pas les leurs ? Il est vrai que le virus met tout le monde sur un pied d’égalité face aux dangers, il ne fait pas de distinction entre le parent légitime et le beau-parent, entre les enfants de Monsieur et ceux de Madame. Il a donc bien fallu prendre en compte cette multitude d’avis. En circulant de l’une à l’autre, le virus a accentué une chose qu’on s’efforce en général de nier : la famille recomposée porte mal son nom, il s’agit moins d’une famille que de réseaux familiaux qui s’entrelacent et s’influencent l’un l’autre.
Jérôme, dont le fils d’un premier mariage est en garde alternée, s’est remarié avec Lina, avec qui il vient d’avoir un bébé. Lina, inquiète pour son nouveau-né, demande à son mari de ne plus prendre son fils pendant la crise. Lorsque Jérôme argumente l’affaire auprès de son ex-femme, elle rechigne, n’ayant aucune envie de faire plaisir au nouveau couple. Tant et si bien que Jérôme se met à douter du bien-fondé de cette demande, d’autant que lui aimerait bien voir son fils… Devant ses hésitations, Lina, la jeune maman, se voit renvoyer l’image qu’elle met d’habitude tant de soin à effacer : celle d’une méchante belle-mère qui rejette son beau-fils. Était-ce finalement mal de vouloir protéger son enfant ?
Source de conflits
Une fois les nouvelles règles des allers et venues des enfants actées par tous, la situation reste loin d’être simple. Pourquoi observer un confinement strict chez papa si maman, elle, rend visite à sa sœur ? Le moindre écart d’un parent est rapporté par l’enfant à l’autre et donne lieu à des critiques outrées de sa part, mais aussi de celle de son nouveau conjoint. Ceci alors que, plus que jamais, les "ex", inquiets pour leurs enfants, aimeraient être une petite souris qui observe tout dans le foyer de l’autre. Sandrine, maman déjà angoissée et maniaque, appelle maintenant bien plus souvent que d’habitude son ex-mari, Guillaume : A-t-il bien porté son masque au travail ? Et les poignées de portes, sont-elles désinfectées ? La nouvelle femme de Guillaume assiste, impuissante, à cette ingérence désormais quotidienne dans son propre foyer…
Et même sans l’intervention des ex, vivre ensemble 24 heures sur 24 avec toutes les contradictions intrinsèques à ces recompositions n’est pas une mince affaire. Ce n’est plus une seule fois par jour que l’on s’aperçoit que les enfants de son conjoint parlent trop fort à table, mais matin, midi et soir. Toute la journée qu’on voit sa femme passer l’éponge sur les bêtises de ses enfants à elle, mais reprendre allègrement celles des vôtres. Que l’on constate que son conjoint est uniquement focalisé sur ses propres enfants alors que, soi-même, on fait tout pour créer une grande famille unie, et qu’on se sent frustré de ne pas être soutenu dans cette noble entreprise. Alors, si d’aventure l’un des beaux-enfants est en pleine adolescence et rejette en bloc sa belle-mère, histoire de rassurer sa mère qui vit si mal le remariage de son ex-mari - et plus encore le fait qu’une autre femme s’occupe de sa progéniture -, la situation en confinement est vite devenue explosive !
Opportunité inespérée
Mais dans certaines familles le confinement a aussi pu constituer une opportunité inespérée de mieux se connaître et même parfois, ô miracle, de s’apprécier. Un père en télétravail a fait la classe à la maison à ses enfants mais aussi à celui de sa femme, et créé ainsi des liens nouveaux avec son beau-fils. Une belle-mère fûtée, lassée d’être reléguée encore plus que d’habitude au rôle de cuisinière, a mis enfants et beaux-enfants ensemble à contribution dans des brigades mixées où les "quasi"-frères et sœurs se sont dépassés en plats délicieux et ont créé ensemble de magnifiques souvenirs. Les conjoints, si souvent découragés en temps normal devant la difficulté à créer une troupe unie, ont goûté avec délice cette rare réussite.
Avec l’arrivée du déconfinement, chacun se projette dans "l’après". Pour certaines familles, les incompatibilités sont apparues au grand jour. Quand elles n’ont pas déjà pris un Airb&b pendant le confinement, elles envisagent maintenant clairement la séparation ou le logement distinct. Pour d’autres, au contraire, le confinement a forgé des liens nouveaux qui n’avaient, avant lui, jamais eu une si belle occasion de se révéler. Et elles se demandent avec angoisse : cette parenthèse dorée, va-t-elle pouvoir durer ?