L’homme qui a sauvé neuf vies
by Mylène MoisanCHRONIQUE / J’aurai bientôt 46 ans, j’ai vu une seule fois quelqu’un qui était en train de se noyer, et ce n’est pas moi qui l’ai sauvé.
Michel Thiboutot, lui, a sauvé neuf personnes.
Allez savoir pourquoi, il était toujours au bon endroit quand quelqu’un était dans un mauvais moment. Bon nageur, il avait sa formation de sauveteur, mais il n’était jamais celui qui assurait la surveillance quand il a dû intervenir. Une fois, deux sauveteurs étaient en poste, ils n’ont rien vu du drame qui se jouait.
Michel, oui.
Il devait avoir autour de 17 ans la première fois, c’était à «l’été 54 ou 55», il n’est pas certain, au lac Clément à Notre-Dame-des-Laurentides. Une fille de son âge sur une pierre à 50 pieds de la rive, «je la trouvais jolie, de beaux cheveux noirs. Elle a plongé, elle n’avait pas l’air de savoir nager. Elle calait… elle remontait… au début, je pensais qu’elle faisait des farces. À l’époque, les gens faisaient des blagues, ils allaient dans l’eau et ils criaient «au secours»…»
Elle ne blaguait pas.
Michel a plongé d’un bond, il a réussi à la sortir de l’eau en l’agrippant par ses beaux cheveux noirs.
Sur la rive, elle tremblait de tout son corps.
Deux ans plus tard au même lac, Michel est avec son frère, il voit un gars musclé d’une quarantaine d’années. «Il est environ à 100 pieds de la rive. Il se retourne pour revenir sur la grève… le regard fixe. De toute évidence, il demande de l’aide.» Michel et son frère plongent, se rapprochent, mais ils ne peuvent se rendre à l’homme, «c’est trop dangereux». Michel lui parle, le regarde dans les yeux, il l’encourage à avancer «jusqu’à ce qu’il puisse prendre ma main droite.»
Et de deux.
Puis presque 20 ans plus tard au Lac Auclair, une femme avec un petit bébé dans les bras disparaissent sous l’eau. Michel dit à sa sœur d’aller chercher le surveillant, il plonge encore, mais en se posant une question tragique : «la mère ou l’enfant»? Il va vers la mère, l’agrippe par son maillot de bain. Le surveillant finit par arriver, à temps pour sauver l’enfant.
Sans Michel, les deux seraient morts.
Juillet 1973, Michel est au camping du rang Laberge, connu aujourd’hui comme la base de plein air de Sainte-Foy, il voit un homme avec un enfant dans les bras. L’enfant est noyé, «verdâtre», le père est figé. Michel prend l’enfant et commence tout de suite ses techniques de réanimation, l’enfant ne bouge plus. Sur la grève, la mère perd connaissance, elle s’effondre sur Michel, qui continue le bouche-à-bouche.
Michel voit un doigt bouger.
Puis, l’enfant ouvre les yeux, se met à pleurer.
Sauvé.
L’été suivant, encore à la base de plein air, deux jeunes de 15 ans, le «p’tit Veilleux et le p’tit Landry» s’éloignent en jouant avec une bouée. «Le p’tit Landry ne sait pas nager, il s’agrippe à la taille de Veilleux, il est en panique, cherche de l’aide des yeux désespérément. Ils calent trois fois…» Malgré une blessure à la cheville, Michel n’écoute que son courage, met son sandwich de côté et plonge. «J’en agrippe un et j’essaye de le monter sur le quai. La marche casse. Je m’enligne vers la marche plus haute, je vois deux têtes, j’avais sauvé les deux! Je me demande encore comment j’ai réussi à faire ça…»
À la fin de l’été, Michel est en vélo avec son fils. «Mon gars me dit qu’il y a une voiture dans l’eau, qu’il y a deux monitrices dedans. J’ai tiré mon bicycle par terre, tellement que mon miroir a cassé, j’ai sauté dans l’eau et je l’ai redressé, il y avait une porte qui était prise dans la bouette. J’ai donné un coup, la porte a ouvert, j’ai pris une des filles, «toute» revolait, le collier revolait, elle est sortie… Mais là, l’auto revirait, j’ai failli me noyer, j’ai tiré et là, j’ai réussi à sauver l’autre…»
Louise et Marie lui doivent la vie.
Ce que j’ai retenu du récit que fait Michel de ses sauvetages, mis à part évidemment son courage, c’est que jamais personne n’a crié au secours ni fait de grands signes avec les bras comme dans les films. Chaque fois, c’est par le regard que Michel a compris que la vie était tirée par le fond.
En ce début de saison de baignade, ce n’est pas mauvais de le rappeler. Une personne qui se noie appelle à l’aide en silence, le regard figé.
Michel a aujourd’hui 83 ans, il avait un peu oublié tout ça jusqu’à ce qu’à il y a deux ans, quand il a déménagé et qu’il a dû faire le ménage de ses souvenirs. Une carte avec des fleurs dessus, et ces deux mots : «sincères remerciements». À l’intérieur, on avait collé une coupure de journal du 5 juillet 1973, un entrefilet, Martin Auclair, six ans, avait été réanimé alors qu’il se baignait au camping du rang Laberge.
Le petit Martin a signé la carte, de son écriture d’enfant.
Quatre ou cinq ans après le sauvetage, Michel avait croisé la famille par hasard. «La mère m’a reconnu, elle m’a sauté dans les bras, le petit bonhomme aussi. Il est monté sur un escabeau, il a pris une bouteille de vin avec une boucle rouge, et une carte.» Cette carte qu’il a retrouvée dans ses souvenirs. «Ils m’ont dit qu’ils avaient essayé d’avoir mon nom au camping, mais qu’on ne leur avait pas donné, vu que je n’étais pas le sauveteur officiel. C’est la même chose pour tous mes sauvetages.»
Les parents du petit ont acheté cette bouteille et préparé la carte en espérant croiser un jour celui qui avait sauvé leur fils.
Ils ont pu le remercier.
«Quand je suis tombé sur la carte, sur le sauvetage du petit garçon dans les bras de son père, je me suis mis à pleurer. Je suis retourné dans le moment...»
Et tous ses souvenirs sont remontés à la surface.
Comme tous ces gens qu’il a sauvés.