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Patrick Artus : "Il est injuste et malsain que les salariés soient aussi peu payés"

Dans son dernier ouvrage, l’économiste Patrick Artus* anticipe une remontée de la rémunération des travailleurs dans les prochaines années. Une évolution souhaitable, mais qui pourrait aussi déboucher sur une crise…


Capital : Dans votre nouvel ouvrage, vous vous intéressez au choix de l’austérité salariale, fait par de nombreux pays développés depuis plusieurs décennies. La France est-elle également concernée par cette tendance ?

Patrick Artus : La France est un cas un peu à part : l’austérité salariale ne s’y manifeste pas de la même façon que dans les autres pays de l’OCDE. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (avec l’arrivée de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan au pouvoir dans les années 1980), au Japon (après la grande crise bancaire des années 1990), en Allemagne (depuis les réformes Schröder lancées en 2003), la part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) a diminué, c’est-à-dire qu’ils ont augmenté moins vite que la productivité. Il n’y a pas eu de baisse des rémunérations dans l’absolu, mais celles-ci sont moins élevées que ce qu’elles devraient être.

En France, nous n’avons pas connu une telle baisse, car nous n’avons pas mené les mêmes politiques durant ces décennies. Dans les années 1980, pendant que Margaret Thatcher et Ronald Reagan dérégulaient le marché du travail, François Mitterrand augmentait massivement le Smic ! – entre parenthèses, cela nous a d’ailleurs posé des problèmes de compétitivité par rapport à nos voisins. Néanmoins, l’impression d’austérité salariale que peuvent avoir les Français, et qui s’est notamment exprimée lors du mouvement des Gilets jaunes, n’est pas totalement infondée.

La hausse des salaires a en effet été assez limitée dans l’Hexagone, mais ce n’est pas à cause d’un problème de partage des revenus : c’est juste que, chez nous, l’augmentation de la productivité a été très mesurée. Du coup, si l’on tient compte de la hausse des prix du logement et de l’énergie, les gains de pouvoir d’achat ont donc été effectivement très faibles. C’est d’autant plus vrai pour les salariés payés au Smic, qui n’ont pas bénéficié de coups de pouce de la part des derniers gouvernements. Nous sommes donc petit à petit en train de rejoindre les autres pays de l’OCDE en matière d’austérité salariale.

Vous expliquez dans votre livre que cette austérité a structuré les politiques économiques mises en place par nos dirigeants. De quelle manière?

Comme les salaires augmentaient très peu, la demande des ménages était faible. Pour compenser, beaucoup de gouvernements ont été obligés de mener des politiques budgétaires chroniquement expansionnistes, en distribuant des prestations sociales ou en baissant les impôts, ce qui a creusé les déficits publics. Le résultat, c’est que ces Etats se retrouvent aujourd’hui avec des dettes importantes, soutenables uniquement parce que les taux d’intérêt sont bas. Et cette faiblesse des taux est elle-même la conséquence d’une inflation anémique engendrée par… les faibles hausses de salaire. On tourne en rond.

L’exemple typique est celui du Japon, le pays le plus atteint par ce syndrome. Cela fait plus de vingt ans que les plans de stimulis budgétaires se succèdent pour suppléer à la demande des ménages et que la dette grimpe, mais cela n’inquiète personne car les taux d’intérêt sont au plancher… En France, quand Emmanuel Macron décide de distribuer 17 milliards d’euros pour répondre à la crise des Gilets jaunes, avec la revalorisation de la prime d’activité ou la défiscalisation des heures supplémentaires, il suit exactement la même voie. Plutôt que d’augmenter le salaire minimum, il choisit de distribuer du déficit public. Dans certains pays, comme les Etats-Unis, l’endettement des ménages a aussi été une variable d’ajustement.

* Salaire nominal corrigé de la hausse des prix

Cet équilibre est-il souhaitable ?

Non, il est même détestable. D’abord parce que cela pose un gros problème social, nous l’avons vu en France lors du mouvement des Gilets jaunes. Ensuite, parce que cette déformation du partage des revenus n’a aucun sens, elle est même devenue idiote. Prenons à nouveau le cas du Japon : les salaires augmentent peu, alors que les profits des entreprises sont deux fois plus importants que leurs investissements, ce qui veut dire qu’elles ne savent pas quoi faire de la moitié de leurs bénéfices. C’est terrible ! D’autant que cet excès d’épargne des entreprises est ensuite prêté, via les banques, aux Etats.

Enfin, l’accumulation de dette crée un gros problème d’instabilité financière… Vous trouverez d’ailleurs bien peu d’économistes pour défendre cet équilibre aujourd’hui ! Nous sommes quasiment tous d’accord pour dire que nous serions bien mieux dans les pays de l’OCDE avec des salaires un peu plus élevés et des dettes plus faibles.

Pourquoi les Etats de l’OCDE ont-ils choisi cette voie si celle-ci n’est pas optimale ?

Il y a eu une grande part d’idéologie, avec la montée en puissance du néolibéralisme – et en premier lieu de l’idée qu’il fallait que les entreprises soient gouvernées pour les actionnaires et que les syndicats soient moins forts. Mais d’autres forces ont contribué à l’avènement de cet équilibre : jusqu’au début des années 2000, la nécessité de lutter contre l’inflation a poussé les gouvernements à contenir la progression des salaires ; la mondialisation a joué aussi un rôle, en exacerbant la concurrence entre les systèmes productifs des pays, en particulier lorsque les nations émergentes, aux coûts salariaux plus bas, ont rejoint la partie.

Cet équilibre, que vous dénoncez, peut-il se prolonger encore longtemps ?

Non, je pense que nous devrions assister à un changement dans les prochaines années. Le modèle existant va mourir politiquement : les électeurs vont finir par voter à nouveau pour des sociaux-démocrates qui auront une autre politique du marché du travail. Selon moi, ceux qui les enterrent en disant qu’il ne reste plus que l’ultralibéralisme et l’extrême gauche ont totalement tort. La campagne américaine est extrêmement intéressante de ce point de vue-là : Bernie Sanders ne sera sûrement pas élu, mais son discours sur l’austérité salariale rencontre un écho important.

Et lors de l’élection suivante, un président démocrate de gauche qui voudra réformer le marché du travail aura toutes les chances d’être élu. Il faut dire qu’aux Etats-Unis le salaire médian n’a augmenté que de 10% depuis 1998 et que 40% des Américains n’ont pas connu de hausse de leur pouvoir d’achat depuis trente ans ! L’amorce de ce retour de la social-démocratie se voit très bien dans d’autres pays. En Angleterre, le parti travailliste a pris ce virage à gauche, même si Jeremy Corbyn est sûrement allé un peu trop loin, ce qui explique son échec. Les électeurs ne demandent pas une gauche radicale ou une sortie du capitalisme, ils veulent juste un partage un peu plus décent des revenus. En Italie aussi le Parti démocrate reprend du poil de la bête. En France, par contre, nous n’y sommes pas encore... nous entamons le mouvement inverse !

Ce changement de modèle, que vous appelez de vos vœux, sera-t-il brutal ou très progressif ?

Si nous passions brutalement d’un équilibre où les salaires ne suivent pas la productivité à un équilibre où les salaires progressent à toute allure, nous risquerions alors de provoquer une très grave crise financière. Imaginons un instant que Bernie Sanders soit élu et qu’il fasse ce qu’il a promis, c’est-à-dire doubler le salaire minimum fédéral pour le passer de 7,25 à 15 dollars de l’heure. Cela provoquerait une augmentation des bas salaires d’environ un tiers – car certains Etats sont déjà au-dessus du minimum fédéral –, donc une forte inflation; la Réserve fédérale (Fed) serait alors obligée de monter ses taux, ce qui, par contagion, provoquerait une hausse du loyer de l’argent partout dans le monde. T

ous les pays qui ne parviennent à soutenir leurs dettes que grâce à la faiblesse des taux se retrouveraient pris à la gorge, de même que beaucoup d’entreprises et de ménages. Nous risquerions de nous trouver face à des faillites en cascade et à une crise pire que celle de 2009. La sortie du modèle actuel devra donc se faire très progressivement. A mon avis, il faudra au moins une décennie pour effectuer cette transition, avec une hausse progressive des salaires, et donc des taux d’intérêt, laissant aux acteurs économiques le temps de s’adapter et de se désendetter. Le problème, c’est que le temps long de l’économie n’est pas forcément celui, plus rapide, de la politique : il n’est pas sûr qu’un président nouvellement élu ait envie d’attendre dix ans avant de mettre totalement en œuvre sa promesse d’augmentation des salaires…

En attendant, il faut gérer les conséquences économiques de l’épidémie de coronavirus...

Certes, mais si nous sommes aussi désemparés face à cette pandémie, c’est bien parce que l’équilibre dont nous avons parlé, une austérité salariale compensée par des politiques budgétaires et monétaires expansionnistes, nous a menés dans une impasse. Beaucoup de pays se trouvent aujourd’hui démunis face à un choc exogène non anticipé d’une telle ampleur, car ils n’ont plus beaucoup de marge de manœuvre pour faire repartir l’économie, sauf de rares exceptions comme l’Allemagne… Et pour les Banques centrales, c’est encore pire.

Jerome Powell a réduit le taux directeur de la Fed de 50 points de base, il va peut-être le descendre encore de 50, mais c’est tout, il ne pourra pas aller beaucoup plus loin, alors qu’après la crise des subprimes Ben Bernanke l’avait réduit de 500 points ! De même pour la Banque centrale européenne, qui est encore plus contrainte dans sa réponse. Nous en arrivons au point où il faut adopter des politiques monétaires extravagantes, comme la "monnaie hélicoptère" (la distribution d’argent à tout le monde par la Banque centrale, pour soutenir la consommation et les investissements et éviter la récession, NDLR). La crise du coronavirus va donc venir rajouter une couche : les salaires ne vont certainement pas augmenter, les taux vont baisser, et les dettes gonfler encore... Au risque que tout explose.

Si nous arrivons à éviter ces écueils, dans quelle nouvelle phase du capitalisme allons-nous entrer ?

L’enjeu central est de sortir de l’exigence de rentabilité du capital, car elle n’a plus de sens. Que font aujourd’hui les entreprises pour assurer des rendements très élevés à leurs actionnaires ? Elles baissent les salaires, elles essaient de trouver des rentes de monopole, elles s’endettent pour racheter des actions et elles utilisent des énergies fossiles pas chères… Tout cela provoque des distorsions qui ne peuvent plus durer. Dans le capitalisme de demain, les actionnaires devront se contenter de rendements inférieurs.

La justice française a récemment requalifié un chauffeur Uber en salarié. Cela peut-il sonner la fin de l’ubérisation et contribuer à une hausse des salaires ?

Il ne faut pas surestimer ce phénomène : nous ne sommes pas du tout en train de passer dans le monde du non-salariat. Le nombre d’indépendants augmente seulement dans deux pays : en France et au Royaume-Uni. Aux Etats-Unis par exemple, ce n’est pas le cas, le nombre de non-salariés est même en diminution. Par contre, d’autres tendances de fond pourraient contribuer au retour de l’inflation, comme la déglobalisation ou le vieillissement de la population.

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*Patrick Artus est chef économiste de Natixis. Son prochain ouvrage s'intitule "40 ans d’austérité salariale : comment en sortir ?"(Odile Jacob).