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Michel Hazanavicius à Los Angeles en 2018.© VALERIE MACON / AFP

Quand Michel Hazanavicius rembobine : « La Classe américaine  »

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Les dialogues cultes de son célèbre film de détournement sortent en librairie le 28 mai. Souvenirs, gros mots, césar, projets : interview mashup !

« Attention : ce flim n'est pas un flim sur le cyclimse, merci d'votre compréhension »… Le 31 décembre 1993, à 20 h 35 sur Canal+, ce message d'avertissement sans queue ni tête (mais très sérieusement assené par la célèbre voix de feu Raymond Loyer, le comédien doubleur attitré de John Wayne), inaugurait un drôle de flim, effectivement sans aucun rapport avec la petite reine, mais qui serait bientôt fait roi. Diffusé pourtant une seule fois sur la chaîne, La Classe américaine : le grand détournement fut rapidement couronné d'un bouche-à-oreille foudroyant auprès de fidèles qui propagèrent son culte d'une copie de VHS à l'autre, entre initiés. Les auteurs-réalisateurs Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette avaient régalé la jeunesse avec ce kaléidoscope hilarant d'extraits d'une cinquantaine de films de la Warner allant des années 1950 à 1970, réagencés et redoublés en français pour dérouler une intrigue totalement zinzin : John Wayne (toujours doublé par Raymond Loyer donc) est ici rebaptisé George Abitbol, l'homme le plus classe du monde, dont la mort accidentelle au début du film déclenche l'enquête de deux journalistes, Peter et Steven (prononcez Pétère et Stévène, alias Dustin Hoffman et Robert Redford), chargés de comprendre le sens des dernières paroles du défunt : monde de merde.

Influencés par les détournements cinématographiques des situationnistes, dont La dialectique peut-elle casser des briques, de René Viénet (1973), Hazanavicius et Mézerette signaient avec La Classe américaine un petit chef-d'œuvre d'humour absurde et ultra-référentiel. Soixante-douze minutes délirantes où fusionnent Le Renard des océans, Le Corsaire rouge, Les Hommes du président, Rio Bravo, La Cité sous la mer, Mad Max, Jeremiah Johnson ou encore La Prisonnière du désert… Bref, LE film précurseur de la culture mashup, un bonheur pour cinéphiles et un bijou de montage, d'écriture et de doublage foufou.

Son impossible commercialisation en VHS ou DVD, pour d'évidentes questions de droits, n'a pas empêché La Classe américaine de s'imposer en phénomène culturel underground, découvert et célébré par les générations Y puis Z, après son arrivée sur le Web via YouTube. Même si l'intégralité des dialogues du film circulait déjà depuis longtemps sur la Toile, la parution d'un livre, La Classe américaine, reste un objet indispensable pour les fans. Cosigné par Hazanavicius et feu Dominique Mézerette, il pastiche les ouvrages de la collection Les Grands Classiques Larousse et, à ce titre, il propose un véritable décryptage de l'œuvre, où l'autodérision et le 15e degré côtoient une réelle érudition dans ses innombrables références culturelles. Petit plus crucial qui fera de ce livre le compagnon idéal au petit coin (c'est l'auteur qui le dit !) : une avalanche de notes de bas de page toutes plus désopilantes les unes que les autres, à picorer où bon vous semblera dans l'ouvrage. En pleine préparation de son prochain long-métrage, le dessin animé La Plus Précieuse des marchandises, Michel Hazanavicius revient sur les raisons de l'inaltérable culte voué à La Classe américaine, sur la corrosion attaquant aujourd'hui certaines de ses répliques les moins politiquement correctes, sur le psychodrame des derniers César et sur la crise actuelle du secteur de la culture, cruellement impacté par les mesures sanitaires.

Presque 30 ans après sa première diffusion sur Canal+, comment expliquez-vous l'increvable aura underground de La Classe américaine  ?

Michel Hazanavicius : Il ne se passe pas une semaine sans qu'on me parle de La Classe américaine. J'ai présenté une projection du film en juillet 2019, au Forum des images : 500 geeks, jeunes pour la plupart, entre 25 et 35 ans, avec des gars qui connaissent TOUT le film par cœur – pas juste ses répliques les plus connues, mais tout le film. Des mecs viennent parfois me parler uniquement en me récitant les répliques, c'est d'ailleurs très perturbant. La Classe américaine continue sa vie alors même que, curieusement, beaucoup de ses participants sont morts : mon coauteur Dominique Mézerette, le producteur Robert Nador, le patron de l'époque de Warner France, Michel Lecourt, les comédiens doubleurs Roger Rudel, Raymond Loyer, Patrick Guillemin… Il y a comme une malédiction des Pharaons qui plane sur ce film ! Quant à sa longévité… Il y a bien sûr ces dialogues complètement débiles, mais qui fourmillent de vannes que les gens peuvent ramener à la maison – « Monde de merde  », « Je déteste les dinosaures partouzeurs de droite  », la « ouiche lorraine  »

Il y a aussi le plaisir de réentendre dans un contexte loufoque ces grandes voix de l'âge d'or du doublage français – Raymond Loyer pour John Wayne, Roger Rudel pour Henry Fonda, Marc Cassot pour James Stewart, Burt Lancaster et bien d'autres. C'est un culte très différent de celui des OSS 117, La Classe américaine. C'est un film qui n'a jamais été commercialisé, vous ne le trouverez jamais à la Fnac, sa popularité a circulé par cooptation entre passionnés, d'abord via VHS puis sur le Web. Un pote vous le montre parce qu'il a adoré, vous le montrez à votre tour, il a toujours un petit côté sous le manteau, interdit, qui participe de son charme et a fédéré une communauté. C'est un exemple unique de film qui n'est pas une marchandise, il n'a pas à se vendre, il se transmet par enthousiasme.

Le film vous fait-il encore rire ?

Je l'ai revu pour préparer les illustrations du livre. Je ne ris pas aux éclats, non, je connais trop ses mécanismes par cœur, j'aurais même plutôt tendance à pester contre des trucs qu'on aurait pu faire mieux. Il y a UN truc qui continue de me faire vraiment bidonner, mais je vais décevoir les lecteurs, c'est vraiment mineur dans le film : le passage où Henry Fonda et James Stewart sont à cheval (l'extrait détourné vient du western Attaque au Cheyenne Club, NDLR) et où Marc Cassot fait dire à Stewart : « Je rêve d'un bon bain dans une bonne aubeeeerge  » (réplique à retrouver à partir de 9 minutes). Je ne comprends toujours pas aujourd'hui où il a été pêché cette intonation, mais ça me fait toujours rire.

Qu'est-ce qui vous a convaincu de vous lancer enfin dans une publication officielle des textes de La Classe américaine ?

Ça faisait longtemps que des gens venaient me demander l'autorisation de reproduire le texte de La Classe américaine pour le faire circuler juste pour leurs potes. Et puis en décembre dernier, le typographe David Rault m'a envoyé une couverture détournée de La Classe américaine version Classiques Larousse. Ça, c'était un vrai détournement qui faisait sens par rapport au film. On a contacté un vrai professeur agrégé de lettres, Alain Véquaud, pour rédiger trente pages de notice historique et littéraire, comme dans un vrai livre de la collection (Raymond Fucre, l'autre coauteur de la notice, n'est autre qu'Hazanavicius lui-même, NDLR). On lui a demandé de traiter ce texte complètement débile comme s'il s'agissait d'une véritable œuvre littéraire, je suis repassé derrière pour le rendre un peu plus drôle et rajouter les nombreuses notes de bas de page, qui sont à 100 % des vannes, avec l'aide des auteurs du Burger Quizz. L'idée, c'était d'ouvrir le livre à n'importe quelle page et tomber sur une vanne. Un bon bouquin à lire aux toilettes, quoi !

N'y a-t-il pas un petit plaisir de sale gosse à leur faire dire, pendant le doublage autant de bêtises comme « sauf que moi j'les baise, les ménagères ! » ou « je déteste les dinosaures partouzeurs de droite » ?

Un très beau souvenir que de travailler avec ces vieux messieurs (enfin surtout Raymond Loyer, Roger Rudel et Marc Cassot) qui avaient beaucoup d'autodérision. Ils restaient hyper pro même en disant les pires conneries au micro, de vraies machines. Je n'ai pas le souvenir de difficultés particulières à les diriger, à part la phrase d'introduction « Ce flim n'est pas un flim sur le cyclimse », que Raymond Loyer n'arrivait pas à dire, ça le perturbait complètement, ce que je comprends tant ces mecs-là avaient des dictions parfaites. On a passé pas mal de temps à l'enregistrer, il a beaucoup galéré le pauvre ! J'ai énormément appris sur la direction d'acteur en travaillant avec ces comédiens de doublage sur La Classe américaine, sur la façon dont un acteur peut dire une réplique mais avec une intention de jeu qui n'a rien à voir, sur cet écart entre les mots et le jeu. Mais mon meilleur souvenir reste mes déjeuners avec eux, c'était toujours de grands moments. Quand vous avez la voix de John Wayne qui vous demande de vous passer le pain, ben, c'est magique. Tout est drôle ! J'avais d'ailleurs demandé à Raymond de me faire mon annonce de répondeur téléphonique : « Vous êtes bien chez John Wayne et Michel Hazanavicius, etc. », je l'ai gardée très longtemps celle-là !

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« Connasse », « fils de pute », « mégachiasse », « pédé »… vous n'y alliez pas de mainmorte avec les insultes et gros mots, on était clairement dans une autre époque. Si vous deviez faire La Classe américaine aujourd'hui, vous ne changeriez rien ?

Mégachiasse, non, je crois que ça reste inoffensif…. En revanche, il y a deux éléments de La Classe américaine qui passeraient beaucoup plus mal aujourd'hui, surtout pris tels quels, hors contexte : un certain traitement de la gent féminine et le mot pédé qui a très mal vieilli depuis l'année où nous avons fait ce film. Je me suis vraiment posé la question en le revoyant et, en travaillant sur le livre, j'avais besoin de me positionner par rapport à ce mot, d'où le fait que plusieurs notes de bas de page le décryptent et jouent avec, certes, sur le ton de l'humour, mais en étant sans ambiguïté sur l'homophobie. Je ne réécrirais pas La Classe américaine de la même façon et je n'emploierais sans doute plus ce mot mais à l'époque, avec le running gag autour de cette insulte homophobe, Dominique et moi voulions nous moquer du fait que dans la mythologie hollywoodienne au premier degré, en plus d'une très grande misogynie, il y avait un rejet total de l'homosexualité. Les westerns décrivaient un Far West sans aucun homosexuel, mais comme beaucoup de scénaristes étaient gays, on pouvait déceler beaucoup de connotations dans ces histoires d'amitiés entre cowboys – notamment dans Attaque au Cheyenne Club, avec James Stewart et Henry Fonda, dont nous avons piqué beaucoup d'extraits. Le rôle du détournement étant aussi de faire émerger le sens caché, ça nous paraissait logique. Mais c'est vrai qu'avec ce mot, il y a un côté pieds dans le plat, une violence que j'éviterais désormais. Je me suis d'ailleurs engueulé récemment avec ma fille de 22 ans sur le sujet : on parlait de Bilal Hassani, le chanteur qui représentait la France à l'Eurovision en 2019 et je disais à ma fille à quel point je l'aimais beaucoup. J'ai dit une phrase du genre Il est hyper marrant, ce petit rebeu, très pédé, très drôle. Ma fille m'a repris tout de suite : pour elle, ce mot était scandaleux. J'ai eu soudain l'impression d'être comme ces personnes âgées, nées au début du XXe siècle, qui prononçaient le mot nègre devant des gens de ma génération quand j'étais ado. Je trouve ce mot hyper choquant, dégueulasse et colonialiste à mort, mais les vieux de l'époque n'avaient pas toujours conscience de sa connotation raciste. Devant ma fille, j'ai eu soudain l'impression d'être né en 1902.

Les références à la culture, classique ou populaire, sont innombrables dans La Classe américaine – le livre. Êtes-vous satisfait de la gestion de la crise actuelle par notre ministre de la Culture ?

Non, bien sûr. Alors que la culture est un secteur d'activité qui crée de l'emploi et produit de la richesse, c'est l'un des rares qui n'a aujourd'hui toujours pas de plan chiffré. Le gouvernement a un plan d'aide de 18 milliards d'euros pour le tourisme, un autre pour l'automobile, pour l'aéronautique, mais le cinéma ne fait définitivement pas partie de ses priorités, alors que ce qui nous attend est très grave. Pour le théâtre, l'art lyrique, la danse, l'art contemporain, il n'y a même vraiment rien. Prolonger jusqu'en août 2021 le droit au chômage des intermittents qui n'auront pas fait leurs 507 heures cette année, c'est bien mais insuffisant. On reste sans visibilité sur toutes les professions qui dépendent de la culture et sont appelées sur des missions courtes, mais ne sont pas intermittents du spectacle : tous ces CDD d'usage (les CDDU) qui travaillent sur les tournages ou les festivals, tels que les garçons de café, hôtesses d'accueil, chauffeurs, agents de sécurité, femmes de ménage… Il y a des salariés stables dans la culture, mais c'est essentiellement un secteur du temps court – un disque, un tournage, une pièce, un concert… Cette nature nécessite une certaine philosophie dans l'approche du travail et un certain type d'embauche, qui n'a pas du tout été pris en considération.

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John Wayne, alias George Abitbol, l'homme le plus classe du monde. Ici dans un extrait détourné du film Le Renard des océans, qui ouvre La Classe Américaine. © Warner

Comment êtes-vous impacté par l'arrêt du secteur depuis le 16 mars ?

Moi, je n'ai vraiment pas à me plaindre, et d'ailleurs, je ne suis pas intermittent. Le Prince oublié, mon dernier film, a juste un peu raté la fin de son exploitation, on s'est arrêté à plus de 900 000 entrées quand les cinémas ont fermé. Pendant le confinement, j'avais ce livre à écrire et en faire les dessins. Bérénice (Bejo, épouse de Michel Hazanavicius, NDLR) avait quant à elle un tournage en mai qui a été annulé et une pièce en septembre, reportée d'un an, mais qui sera peut-être annulée. Elle a peut-être un tournage en août, mais elle n'a aucune visibilité sur rien. Beaucoup d'organismes bancaires refusent d'escompter des films qui ne sont pas assurés contre le risque pandémique, c'est l'incertitude totale.

Êtes-vous optimiste sur le retour du public à la réouverture des salles ?

Il dépendra de la situation sanitaire et comment l'opinion la vit. Il y a en France un fort désir de revenir au cinéma, donc j'en suis convaincu. Il faut trouver le bon moment, le bon équilibre entre la frustration du public et sa peur de la contagion.

Le 10 février dernier, une tribune publiée dans le Monde et signée par 400 personnalités (dont vous-même) remettait en cause la gouvernance des César et a conduit à la démission collective de tout le conseil d'administration présidé par Alain Terzian, quelques jours avant une 45e cérémonie de sinistre mémoire. Où en est cette révolution dont vous avez été l'un des meneurs ?

Les deux mois et demi de confinement ont bien foutu la zone dans le calendrier des changements réclamés au sein des César. Mais ils sont nécessaires et on y arrivera. Les César, ce sont 4 600 membres de l'académie qui votent, mais leur gestion est le fait de l'Association pour la promotion du cinéma (APC), qui regroupe 46 membres, dont je fais partie. Sous la présidence d'Alain Terzian depuis 2003, le conseil d'administration de cette association nous paraissait pratiquer une gestion opaque et autocratique qui ne fonctionnait plus du tout. Le projet en cours est de changer les statuts de l'association de manière à ce que les 4 600 membres de l'académie puissent intégrer l'APC et élire démocratiquement un conseil d'administration, avec un président renouvelable tous les deux ans, comme c'est le cas pour les Bafta et les Oscars.

L'émoi causé chez certains des signataires par les 11 nominations de J'accuse de Polanski a-t-il joué dans ce putsch ?

Pas du tout ! Les nominations pour le Polanski ne me posaient aucun problème à partir du moment où c'était un vote. Les membres de l'Académie ont voté, ils sont souverains. Après, savoir si les femmes sont suffisamment représentées parmi ces 4 600, c'est un autre problème. Ce qui a vraiment mis le feu aux poudres a été le refus par Alain Terzian que Virginie Despentes et Claire Denis soient les marraines respectives de deux jeunes acteurs qui les avaient sollicitées pour le dîner des Révélations des César. On a appris par la suite que la demande n'avait même pas été transmise aux réalisatrices et cette opacité, cette façon autocratique de prendre des décisions abusives nous a mis en colère. Tout cela s'est télescopé avec l'affaire Polanski qui a tout phagocyté.

La crise du Coronavirus a-t-elle aussi impacté votre prochain film, le dessin animé La Plus Précieuse des marchandises, d'après le conte de Jean-Claude Grumberg ?

Le scénario est prêt, ainsi que les personnages et les techniques d'animation (ce sera de la 2D), mais le financement n'est toujours pas complété. Les rendez-vous se sont interrompus avec le confinement, on a pris un peu de retard, mais rien de grave par rapport à des tournages qui se sont brutalement interrompus.

« La Classe américaine », de Michel Hazanavicius et Dominique Mézerette (Allary Éditions). En vente à partir du 28 mai.