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Le moment où l'AC Milan n'est pas champion d'Europe.

Le miracle d'Istanbul, raconté par Vikash Dhorasoo

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Le 25 mai 2005, depuis son banc, Vikash Dhorasoo regarde les joueurs de Liverpool réaliser l’impensable : remonter trois buts à l’AC Milan en deuxième mi-temps, avant de remporter la Ligue des champions aux tirs au but. L’occasion pour le milieu de terrain français de revivre le tournant du match, la mi-temps de la plus rocambolesque rencontre du XXIe siècle. Côté rossonero.

On se dirige vers le couloir du stade olympique Atatürk, mais on attend les héros avant de pénétrer dans le vestiaire. Comme une haie d’honneur improvisée en respect de ce qui vient de se passer. 3-0. Il Grande Milan mène 3-0. Maldini a ouvert le score, Crespo a inscrit un doublé. On est à Istanbul, mais surtout hors du temps, loin du monde. Le Milan ne joue pas comme d’habitude. L’arbre de Noël a été abandonné, certainement à la demande de Silvio Berlusconi qui vient de passer les trois jours de préparation avec nous. Il voulait deux attaquants pour cette finale : Chevtchenko et Crespo, quatre défenseurs, trois milieux de terrain avec Pirlo devant la défense, en playmaker, et Kaká, le trequartista. Avant que l’arbitre siffle la pause, Billy Costacurta, à côté de moi sur le banc, me glisse, dans un français parfait : « Tu crois que les supporters de l’Inter vont aller se coucher pendant la mi-temps ? »

Cafu, l’acupuncteur et le fighting spirit

Dans les vestiaires, c’est calme et silencieux. On connaît le foot. Mais quand même, 3-0. Merde, 3-0 ! On est champions d’Europe, et Maldini sera Ballon d’or. Marcos Cafu passe devant moi. Sourire, clin d’œil. Il est comme ça, Cafu : si on était en train de perdre 3-0, il m’aurait fait un sourire et un clin d’œil. Gennaro Gattuso bombe le torse, les lacets défaits, pendant que Pirlo imagine quel rythme imposer à la seconde mi-temps. Seedorf, Il Professore, discute tactique avec Nesta. Il aime ça, Clarence, discuter pendant les mi-temps. Nandu, l’acupuncteur-ostéo-masseur japonais du Milan, frictionne Chevtchenko dans un coin du vestiaire. Le patron, Maldini, « Malda » , ne dit pas un mot, comme toujours. Il observe, sent les choses, se méfie.

Hernán Crespo est juste à côté de moi. Il respire à fond, remonte ses chaussettes, les rebaisse, puis les remonte. Il sait qu’il est le héros. Il voudrait que ça dure, que cette deuxième période ne se joue pas. Personne n’en veut, car tout le monde sait qu’elle peut tout gâcher. Carlo Ancelotti le premier. Il doit gérer ce quart d’heure. D’abord, laisser les kinés faire leur job et les joueurs souffler. Retrouver leur calme. Au dernier moment, Il Mister prend la parole. Comme d’habitude, pas plus tôt, pas plus tard. Le même ton, le même rythme, mais beaucoup plus grave qu’à l’accoutumée. Il sait qu’à Liverpool, on ne marche pas seul. « Il y a des fous en face. Des Anglais. Et les Anglais, c’est le fighting spirit. Ça veut dire qu’ils ne vont rien lâcher et que tout le stade est avec eux, que tout le stade ne va rien lâcher. » Court, bref, mais tellement puissant. On revoit les schémas, les placements sur les coups de pied arrêtés.

Les larmes de Crespo

Tout le monde est d’accord avec le Mister. Mais tout le monde sait aussi qu’il y a 3-0, que c’est énorme et que, dans un peu plus de quarante-cinq minutes, on soulèvera la Ligue des champions. La sonnerie retentit, c’est reparti. Dida a arrêté de fixer ses gants. Il se lève pour commencer quelques assouplissements et se remettre dans le match. Crespo soupire de nouveau très fort. Il a remonté ses chaussettes qu’il avait baissées pour la centième fois en dix minutes. J’entends des « dai ragazzi » ( « allez les gars » ), des « ci siammo ragazzi » ( « on y est » ) aux quatre coins du vestiaire. Ce qui a rendu cette mi-temps inoubliable, c’est qu’elle était, finalement, assez normale. Dans un moment qui ne l’était pas. Seul Stam au loin, très loin dans cette pièce froide, étrangère, impersonnelle, sue à grosses gouttes. Il m’inquiète, le Stam. Je le sens fébrile, fragile. J’ai l’impression que tout le monde ressent la même chose.

On ressort du couloir, Billy Costacurta se remet à côté de moi sur le banc. Il me dit, en italien cette fois : « Tu sais Vikash, si Sheva ne marque pas, on ne sera pas champions d’Europe. » Sheva n’a pas marqué, on a perdu aux tirs au but. Les supporters de l’Inter ont bien fait de rester éveillés. Près de deux heures après la mi-temps, nous revoilà dans le même vestiaire. Crespo est en larmes. Adriano Galliani entre et prend la parole : « Il Milan e una grande societa e domani sara sempre una grande societa » ( « le Milan est un grand club et, demain, sera toujours un grand club » ). Avant de partir. À ce moment-là, moi aussi, j’ai les larmes aux yeux, mais pour autre chose : je suis tellement fier d’être un joueur de ce grand Milan.