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Dans le vaste mouvement de confinement pour freiner la propagation du coronavirus, tous les centres commerciaux, comme les Galeries d’Anjou (notre photo), ont dû fermer leurs portes le 22 mars dernier, mettant ainsi en danger leur modèle déjà menacé. Comment assurer leur survie après leur éventuelle réouverture?Photo: Marie-France Coallier Le Devoir

Pour survivre, les centres commerciaux devront y mettre le prix

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Si Québec a finalement donné l’aval aux commerçants pour rouvrir leurs boutiques lundi dans la grande région de Montréal — trois semaines après le reste de la province —, partout les centres commerciaux devront encore attendre leur tour. Retrouver l’achalandage d’autrefois risque d’être difficile, et les centres commerciaux n’auront d’autre choix que de se réinventer pour survivre, estiment des experts consultés par Le Devoir.

« Le centre commercial tel qu’on le connaît aujourd’hui ne peut survivre et, d’ici une dizaine d’années, il sera complètement transformé. La crise actuelle vient accélérer ce changement et va peut-être faire disparaître certains centres commerciaux déjà à l’agonie », lance sans ambages Sylvain Gariépy, président de l’Ordre des urbanistes du Québec (OUQ).

Dans le vaste mouvement de confinement pour freiner la propagation du coronavirus, tous les centres commerciaux ont dû fermer leurs portes le 22 mars dernier. Depuis, le flou demeure sur une éventuelle réouverture prochaine. En conférence de presse mardi dernier le premier ministre du Québec, François Legault, a indiqué qu’il espérait « bientôt » une réouverture des centres commerciaux, sans avancer de date. Actuellement, seuls les magasins ayant un accès réservé à la clientèle donnant sur l’extérieur ont eu l’autorisation de relancer leurs activités.

Chose certaine, de grandes chaînes présentes dans ces temples de la consommation sont déjà en difficulté financière. Le Groupe Aldo s’est placé à l’abri de ses créanciers début mai. Un geste imité deux semaines plus tard par la chaîne de vêtements Reitmans. Le fleuron québécois Simons a aussi indiqué vivre certaines difficultés financières début mai.

Pour Gérard Beaudet, professeur à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, la crise va acculer plusieurs grandes compagnies à la faillite, ce qui aura des répercussions sur les centres commerciaux. « Beaucoup de grandes chaînes sont presque essentiellement dans des centres commerciaux, où les loyers sont plus chers, note-t-il. Au sortir de la crise, si elles veulent éviter la faillite, c’est là qu’elles vont fermer leurs boutiques en premier. Les centres commerciaux vont se retrouver avec des locaux vides sur les bras, qu’ils devront combler pour rester rentables. »

« Plus le délai sera long pour rouvrir, plus ce sera complexe pour les centres commerciaux de retrouver un certain achalandage, car les modifications de comportement sont en train de s’installer », estime de son côté la professeure JoAnne Labrecque, experte en vente au détail à HEC Montréal.

Elle donne l’exemple du commerce en ligne, qui a été plus qu’encouragé, notamment par la plateforme Le Panier bleu, depuis le début de la pandémie. Si ce secteur gagnait déjà du terrain depuis les dernières années, il va certainement prendre encore plus d’ampleur. « La crise bouscule encore plus les choses et elle force les commerces de détail à s’adapter plus vite à cette réalité », note la professeure.

Pour Gérard Beaudet, la popularité du magasinage en ligne pourrait carrément signer l’arrêt de mort de certains magasins, et donc des centres commerciaux. Pourquoi se déplacer en boutique si l’on peut acheter en un clic de chez soi ? « On a vu ce phénomène aux États-Unis bien avant la pandémie. L’achat en ligne y est très populaire et a conduit à la fermeture de nombreux centres commerciaux, explique-t-il. On y échappait jusque-là au Québec, mais on semble aller vers cette voie-là. »

Baisse d’achalandage

Il est aussi à prévoir que les nouvelles règles sanitaires freineront la frénésie du magasinage lorsque les centres commerciaux pourront rouvrir. Le flânage sera probablement déconseillé, et les files d’attente pour entrer dans les magasins risquent de décourager un certain nombre de clients. Sans compter la méfiance de l’autre, possible porteur du coronavirus. Un récent sondage réalisé par Abacus Data au pays indique que seuls 7 % des Canadiens seraient prêts à retourner dans un centre commercial demain, alors que 26 % n’y mettraient pas un pied avant un vaccin et que 43 % s’y aventureraient si tout le monde portait un masque.

On ne pourra plus juste compter sur l’offre commerciale pour encourager les gens à se déplacer. Il va falloir introduire de nouveaux usages : des bureaux, des restaurants, des terrasses, des résidences.— Sylvain Gariépy

 

Les centres commerciaux semblent voués à un triste avenir. Les experts s’entendent : ils devront mettre les bouchées doubles pour attirer la clientèle en se réinventant une fois la crise passée.

« On ne pourra plus juste compter sur l’offre commerciale pour encourager les gens à se déplacer. Il va falloir introduire de nouveaux usages : des bureaux, des restaurants, des terrasses, des résidences », fait valoir Sylvain Gariépy, de l’OUQ. Cette transformation avait déjà été amorcée par certains centres, rappelle-t-il, et la pandémie vient juste accélérer la tendance.

Gérard Beaudet abonde dans ce sens : l’avenir des centres commerciaux, c’est la diversification. Il insiste particulièrement sur l’aspect ludique, en donnant l’exemple des Galeries de la Capitale, à Québec, où l’on trouve un parc d’attractions comptant près de 20 manèges. Ou encore le Quartier DIX30, à Brossard, qui a mêlé boutiques, restaurants, cinéma, jeux d’évasion, skatepark et spa. « Ce type de centre commercial va certainement mieux se relever et survivre. Il offre une expérience différente, il recrée un quartier à part entière », indique le professeur.

Les centres commerciaux ont encore une raison d’être lorsqu’ils sont transformés en milieux de vie, souligne M. Gariépy. « Ils mettent en évidence les besoins en espaces publics de certains groupes d’usagers qui peinent à trouver leur place dans la ville, comme les adolescents, les personnes âgées, les personnes à mobilité réduite ou les familles. Ce sont des espaces fermés, utilisables en toute saison, généralement faciles d’accès en voiture ou en transport collectif et où il est possible de marcher parfois pendant des heures sans consommer. » Et de l’espace, pour se rencontrer et sortir de chez nous, on en aura toujours besoin, pandémie ou non.

Histoire du centre commercial

Les premiers centres commerciaux rassemblant plusieurs magasins sont apparus dans les années 1910-1920 aux États-Unis, mais c’est au tournant des années 1950 que le centre commercial de banlieue tel qu’on le connaît aujourd’hui est apparu. Il s’agit d’immenses bâtiments accrocheurs, construits en périphérie des grandes villes, au bord d’un grand boulevard ou à la croisée d’autoroutes, avec un immense parc de stationnement à ciel ouvert.  

« On doit cette création à Victor Gruen, un architecte américain d’origine autrichienne. Il a créé le premier centre commercial de ce type en 1954, près de Detroit, avec l’idée de recréer l’ambiance d’un centre-ville dans les banlieues. Pour Gruen, le centre commercial devait être un lieu de vie, de rencontres, où on allait non seulement faire des achats, mais aussi se distraire avec des équipements culturels et de loisirs. Mais cet aspect n’a pas séduit les promoteurs », explique l’urbaniste Gérard Beaudet. On se contente donc de regrouper de grandes surfaces avec des petites boutiques dans une aire fermée. Le modèle connaît un succès monstre.

Évidemment, le Québec ne fait pas exception. Ce type de centre commercial se multiplie dans les années 1960 en banlieue et même au coeur des villes. Le Fairview Pointe-Claire, les Galeries d’Anjou, le Centre Laval, les Promenades Saint-Bruno, etc.

Dans les années 1980-1990, un nouveau modèle apparaît : le « power center », comme le Carrefour de la Rive-Sud à Boucherville ou encore le Marché central à Montréal. Ce sont de grands magasins aménagés dans des bâtiments autonomes, mais rassemblés au même endroit avec chacun son stationnement. « Les promoteurs déconstruisent le modèle de Gruen pour faire disparaître les longs corridors intérieurs, ce qui limite les coûts de construction et de fonctionnement », précise M. Beaudet.

Ce type de centre commercial se répand un peu partout, tant aux États-Unis, où ils sont nés, qu’ici, au Québec. « Ça connaît un certain succès, mais tranquillement, on réalise que les gens veulent vivre une expérience de magasinage. On a alors créé des “lifestyle center”. On reprend le principe des “power center”, mais on ajoute de petites rues commerçantes — gérées par le privé — pour les relier, ainsi qu’une offre de divertissement comme des cinémas et des restaurants. L’exemple type : le Quartier Dix30. »