Coup d’État législatif

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La Chine, toujours la Chine ! Quand on essaie de penser à autre chose, elle se rappelle à nous inexorablement. À l’occasion de la crise de la COVID-19, plusieurs démocrates d’Orient et d’Occident commencent à la voir dans leur soupe, comme la gauche et la droite démocratiques d’Europe voyaient l’Allemagne dans la leur il y a 90 ans.

Chacun ses obsessions, chacun ses analogies : il en est de plus défendables que d’autres.


 

Depuis moins d’une semaine, il y a eu en succession à Pékin… l’ouverture de la rituelle session annuelle de « l’Assemblée nationale du peuple » (ANP), chambre d’enregistrement législative à Pékin ; la présentation d’un budget de défense en hausse de 6,6 % (à 280 milliards de dollars) — malgré une récession économique sans précédent.

Et surtout, le 21 mai, il y a eu l’annonce, par le porte-parole de l’ANP, d’une « loi sur la sécurité nationale », spécifique à Hong Kong, qui doit être adoptée dans les prochains jours… à Pékin et non pas à Hong Kong ! Énorme précédent, plein de menaces.

Certains craignaient l’intervention militaire de Pékin ; voici plutôt le coup d’État législatif.

Le LegCo (Conseil législatif), instance autonome locale prévue dans le principe « Un pays, deux systèmes » censé régir Hong Kong jusqu’en 2047, avait tenté, en 2003, de faire passer une version (plus douce) d’une telle législation. Mais la vigueur — déjà ! — des protestations d’une société civile mobilisée, inquiète de perdre ses libertés, avait fait reculer les autorités locales.

Aujourd’hui, Pékin passe outre à l’esprit comme à la lettre de ce principe, toujours théoriquement valide pour 27 ans. On décrète soudain que le gouvernement central a le droit de faire ce qu’il fait… au nom de la patrie, de la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et la subversion étrangère.

Le texte « soumis » à l’ANP (si on peut utiliser cette expression dans un tel régime) stipule que toute activité « séparatiste » ou « terroriste », tout comme « la subversion des pouvoirs de l’État » et « l’ingérence des puissances étrangères », sera criminelle et passible de graves sanctions.

La formulation vague du texte permettra en pratique d’appliquer la nouvelle loi à presque toutes les activités qui déplaisent au souverain. Et même — pourquoi pas ? — rétroactivement à tout le mouvement démocratique de 2019.

Plus inquiétant encore : le texte souligne explicitement la possibilité que, bien avant 2047, « les organes compétents de la sécurité nationale du gouvernement central » puissent établir des bases… à Hong Kong même ! Ce qui était jusqu’à présent la dernière des « lignes rouges ».


 

Pourquoi ce passage en force ? À Pékin, on a sans doute décidé que les considérations géopolitiques passaient désormais au second rang lorsqu’il s’agit de « faire le ménage à la maison ». Et donc, que le prix international à payer pour l’affront aux libertés des Hongkongais — et demain peut-être, des Taïwanais — ne sera pas trop élevé, même si l’image de la Chine a été, en bien des endroits (et pas seulement aux États-Unis), sérieusement écornée par la crise de la COVID-19.

On voit bien à Pékin que l’expression de Mao Zedong en 1956 (à l’époque, en pure bravade) pour désigner les États-Unis — zhi lao hu, le « Tigre de papier » — s’applique aujourd’hui pour vrai. Et ce, même si le budget de défense de la Chine ne représente encore que les deux cinquièmes de celui des États-Unis.

Selon une évaluation extrêmement pessimiste (du point de vue américain) du rapport de force militaire entre les deux puissances, écrite par un ancien chercheur au Sénat américain (1), la Chine serait déjà à même de vaincre les États-Unis lors d’une guerre dans la région du Pacifique, du fait d’une modernisation remarquable de ses équipements… et de sa doctrine militaire, face au vieux mammouth américain.

Hongkongais et Taïwanais se retrouveront-ils seuls face au nouveau Léviathan ? Malgré les rodomontades antichinoises trumpiennes, c’est très possible.

(1) Christian Brose, The Kill Chain : Defending America in the Future of High-Tech Warfare, Hachette 2020.

François Brousseau est chroniqueur d’information internationale à Ici Radio-Canada.