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À pied, à vélo, en canoë… Voyager lentement pour se reconnecter au vivant

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Et si l’interruption du trafic aérien depuis le début de la pandémie était l’occasion de changer ses habitudes ? Voyager sans moteur peut transformer notre relation au reste du vivant - et limiter les dommages écologiques du tourisme.


« J’ai voyagé dans de nombreux pays, découvert des endroits extraordinaires, et pourtant, le voyage le plus magique, le plus transformateur que j’ai fait a été ma descente de la Loire en canoë. » En juillet 2017, Florence-Marie a eu une idée « bizarre » : cette habituée des voyages en avion à l’autre bout de la planète a décidé de descendre dans un vieux canoë le fleuve qu’elle traverse tous les jours, « sans même le regarder », pour aller au travail. Une expérience qu’elle qualifie « d’initiatique ». « Ça a été un grand bouleversement de ma vie », confie-t-elle. Après un mois passé à pagayer entre les libellules, elle a pris conscience du « besoin de sauvage dans sa vie », a rejoint Greenpeace et Extinction Rebellion, et remis en question son mode de vie. « Je me suis demandé si j’allais renoncer à voyager afin de diminuer mon impact sur l’environnement, dit-elle. En fait, je me suis rendu compte que je pouvais voyager autrement. »

Voyager autrement, pour Florence-Marie, cela signifie voyager de la manière la plus écologique possible. Quoique pratiqué par une minorité d’êtres humains dans le monde, le tourisme est en effet responsable de plus de 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, selon une étude publiée en 2018 dans la revue Nature Climate Change. « La création d’infrastructures nécessaires à l’accueil des flux toujours plus importants de touristes contribue également à l’artificialisation des territoires », déplore Rodolphe Christin, sociologue et auteur de La vraie vie est ici — Voyager encore ? (2020) et du Manuel de l’antitourisme (2017) (Écosociété).

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La Loire.

En train, à vélo, en kayak ou à dos d’âne, les possibilités de voyager en limitant son empreinte carbone sont nombreuses. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, voyager de manière sobre n’implique pas nécessairement de renoncer aux destinations lointaines. À titre d’exemple, Thierry Montaner s’est lancé en 2008 dans un tour du monde à pied après avoir été envahi « d’un sentiment de passer à côté de sa vie ». Céline Séris s’est quant à elle rendue en couple jusqu’en Thaïlande en transports en commun, un voyage qu’elle raconte sur son blog. À vélo jusqu’en Chine, en train jusqu’à Tokyo, vers l’Amérique latine à la voile… Les exemples de ce type de voyages, qui vont souvent de pair avec une remise en question globale de l’existence de ceux qui les entreprennent, sont légion.

Il n’est cependant pas nécessaire d’aller si loin pour vivre une grande aventure, souligne Rodolphe Christin. Alors que l’épidémie de Covid-19 restreint fortement les possibilités de déplacement des Français, le sociologue rappelle que le voyage peut commencer, selon les mots de l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier [1], « au bout de sa chaussure » :

Pendant le confinement, par exemple, les gens ont redécouvert des villes silencieuses, des parcs avec des oiseaux. La transformation de la vie quotidienne a engendré un exotisme du proche. C’est là que commence le voyage : il s’agit avant tout d’une rupture esthétique qui peut être provoquée par le fait de quitter ses habitudes, à la fois matérielles et mentales. »

« On n’a pas besoin d’aller au bout de la planète pour voir des choses qui peuvent nous émerveiller », confirme Geoffroy. « Des gorges de l’Ardèche aux montagnes du Beaufortin en passant par les volcans d’Auvergne, la diversité de climats, de paysages et de cultures en France est tellement immense ! » En août 2018, cet ingénieur de 29 ans a entrepris de traverser le Mercantour, la vallée de l’Ubaye et le Queyras à pied, une expérience qu’il relate sur le site du magazine Carnets d’aventure, dont le prochain numéro sera consacré au voyage itinérant en France. « Nous étions à 200 kilomètres à peine de chez nous, et pourtant nous avons vécu des expériences exotiques. Les paysages, les modes de vie étaient profondément différents de ceux que nous connaissions », raconte-t-il à Reporterre.

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Geoffroy, 29 ans, a traversé le Mercantour, la vallée de l’Ubaye et le Queyras à pied, en août 2018.

Ce voyage a également permis à Geoffroy de prendre conscience des mérites de la lenteur, corollaire du voyage « écologique » : « On ne peut pas réellement éprouver en avion ce que sont les distances sur terre. Voyager avec son corps, sans moyens motorisés, rend plus exceptionnel ce que l’on vit. On a l’impression de mériter davantage les moments magiques que l’on éprouve. » Grâce à la lenteur, l’expérience du trajet devient elle-même une aventure, dit-il. Elle permet aussi de regarder son environnement avec des yeux plus attentifs. « Avec la vitesse, on n’a pas le temps de s’arrêter sur les détails », dit Adrien, 32 ans et grand amateur de voyages sans moteur. « La lenteur mobilise tous nos sens et nous oblige à prendre conscience de ce qui nous entoure, les bruits, les odeurs des plantes, les arbres, les paysages, le vent… »

« L’un des enjeux du voyage à l’heure actuelle est de reposer les fondations de notre rapport au vivant humain et non humain », enchérit Rodolphe Christin. Selon le sociologue, en réduisant les territoires à de simples décors aisément transformables et consommables, le tourisme renforce en effet le dualisme nature/culture et la distanciation des êtres humains vis-à-vis du reste du vivant décrits par l’anthropologue Philippe Descola [2]. À l’inverse, la lenteur, la contemplation et « le corps-à-corps avec le réel » que permettent d’autres formes de voyage peuvent, selon lui, aider à ressentir « une unification entre soi et le monde ».

Le sentiment de « parenté universelle » avec le reste du vivant décrit par le sociologue se rapproche de ce qu’a éprouvé Florence-Marie en 2017. Lors de sa descente de la Loire en canoë, elle s’est surprise à « dialoguer » avec le fleuve : « Avant ce voyage, la nature était pour moi un décor. Sur la Loire, le décor est devenu un sujet », raconte-t-elle. « Je voyais le sauvage, les animaux, j’entendais les chants des oiseaux. D’habitude, je n’y prêtais pas attention. Là, j’étais avec la Loire avec toutes mes cellules, en complète immersion. Il y a eu un tissage, une hybridation entre nous. J’ai des bouts d’elle en moi, elle a des bouts de moi en elle. » Cette expérience a eu de profondes répercussions pour la voyageuse : « Avant, je voulais toujours de l’extraordinaire, que je trouvais dans des paysages sublimes à l’étranger. Depuis ce voyage, j’ai commencé à voir de la beauté dans des choses plus anodines, comme les feuilles des arbres à côté de chez moi. Je vois des choses que je ne voyais pas avant. »

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Kharkhorin, Mongolie.

En optant pour la lenteur lors d’un voyage à vélo en 2017, Adrien a lui aussi éprouvé une profonde connexion avec son environnement : « Lorsque l’on voyage sans moteur, on est davantage sollicité par ce qui nous entoure. Ce sont des voyages plus vifs : on peut subir les aléas de la météo, mais aussi être davantage exalté par la nature qui nous entoure, qu’elle soit belle ou hideuse. » « Être seul sur un petit vélo au milieu de rien oblige à avoir de l’humilité », ajoute Céline, qui a voyagé pendant cinq semaines à vélo en Mongolie lors de son voyage sans avion, mais en train et en car. « Quand il y a un orage, il faut s’arrêter, attendre que ça passe, même si l’on a prévu de faire cinquante kilomètres ce jour-là. On se retrouve au milieu de la nature, et on doit composer avec elle. »

Voyager de cette manière ne permet pas uniquement de se sentir proche du reste du vivant, selon Céline. C’est aussi une expérience de vie extraordinaire : « Rien ne vaut l’effort, la transpiration, le fait de pédaler sous la pluie, de mal dormir sur des sols trop durs. Malgré l’inconfort, on ne pouvait pas être plus heureux que pendant ces cinq semaines à vélo », conclut-elle. Le voyage lent n’aurait-il donc que des avantages ? Au-delà de limiter notre empreinte carbone, peut-être contribue-t-il à ce que, comme l’écrit Nicolas Bouvier, « le monde [n]ous traverse et [n]ous prête ses couleurs. »


[1] Cet écrivain, photographe, iconographe et voyageur suisse est notamment l’auteur de L’Usage du monde, rééd. 2014, La Découverte.
[2] Philippe Descola est titulaire de la chaire d’anthropologie de la nature au Collège de France et directeur du Laboratoire d’anthropologie sociale (ENS/EHESS). Il est l’auteur de Par delà nature et culture (Gallimard, 2005).


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Source : Hortense Chauvin pour Reporterre

Photos :
. chapô : En août 2018, Geoffroy, ingénieur de 29 ans a entrepris de traverser le Mercantour mais aussi la vallée de l’Ubaye et le Queyras à pied. Geoffroy / Expemag
. La Loire, 1987. dvdbramhall / Flickr
. Mongolie. Rob Oo / Flickr