Hariri se déchaîne contre le "président de l'ombre"
Lors d’un discours à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de son père, l’ex-Premier ministre enterre le compromis présidentiel et appelle à la tenue d’élections anticipées.
by Acil TABBARA"Je vais dire tout ce que j’ai sur le cœur". Devant un public chauffé à blanc, massé dans la cour intérieure de la Maison du centre, dans les salons, mais également sur les places et les ruelles attenant au bâtiment dans le centre-ville de Beyrouth, Saad Hariri s’est livré vendredi à un véritable réquisitoire contre le président Michel Aoun, mais surtout contre son gendre, le chef du Courant patriotique libre. Qualifiant Gebran Bassil de "président de l’ombre", l’ex-Premier ministre l’a accusé d’avoir sciemment torpillé l’action du gouvernement au cours des trois dernières années, et affirmé que le compromis présidentiel de 2016 faisait désormais "partie du passé".
Dans son discours à l’occasion de la 15ème commémoration de l’assassinat de son père, l’ex-Premier ministre Rafic Hariri, l’ancien chef du gouvernement a appelé à la tenue d’élections législatives anticipées, maintenant que ce compromis, en vertu duquel Michel Aoun a accédé à la présidence alors que M. Hariri devait présider le Conseil des ministres, est devenu caduc selon lui. Il a annoncé que le Futur allait présenter "rapidement une proposition de nouvelle loi électorale", l'une des principales revendications du mouvement de contestation, mais s’est défendu de vouloir "surfer sur la vague de la colère populaire comme certains".
"Je me suis engagé dans ce compromis présidentiel, contre l’avis général, pour protéger le pays contre la sédition, alors que l’incendie en Syrie menaçait de s’étendre au Liban", a déclaré M. Hariri, pour tenter de justifier sa décision prise en 2016 et qui avait été décriée par une bonne partie de ses partisans. "Le compromis visait également à mettre fin à la vacance présidentielle et empêcher l’effondrement économique que nous vivons aujourd’hui". "Tout ce que nous vivons aujourd'hui, les problèmes des déposants dans les banques, l'augmentation de la cherté de vie, l'effondrement de la livre... tout cela, nous l'aurions vécu en 2016, sans le compromis", a-t-il souligné.
"Mais je me suis retrouvé obligé de composer avec deux présidents : Michel Aoun et un président de l’ombre", a-t-il poursuivi, alors que la foule conspuait Gebran Bassil, reprenant le célèbre refrain de la Révolution, le "héla ho", insultant le chef du CPL, avant d’être rappelée à l’ordre par M. Hariri.
M. Bassil a répondu par un tweet cinglant, dans lequel il a affirmé à M. Hariri : "Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, tu ne pourras pas m’atteindre (…)".
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"Guerres d’élimination"
Commentant la révolte populaire contre la classe dirigeante, il a souligné que "la date du 17 octobre a été déterminante pour le pays, mais il existe une seule personne qui ne veut pas s'en rendre compte et qui surtout ne veut pas que Baabda s'en rende compte", en allusion au chef du CPL.
"Je sais que beaucoup d’entre vous sont contents que le compromis présidentiel soit terminé", a reconnu M . Hariri alors que le public l’acclamait aux cris de "Saad, Saad". Il a accusé M. Bassil d’avoir empêché la formation du cabinet pendant de nombreux mois, en raison des "guerres d’élimination qu’il a menées", contre les Forces libanaises et le Parti socialiste progressiste pour bloquer la nomination de leurs ministres, sans succès.
M. Hariri avait fait une entrée triomphale dans la cour de la Maison du centre, accompagné du mufti de la République, cheikh Abdel Latif Deriane, comme pour faire parvenir le message qu’il reste le chef de la communauté sunnite malgré la nomination de Hassane Diab à la tête du nouveau gouvernement. Et dans une indication de sa nouvelle ligne politique, ce sont les faucons du courant du Futur, l’ancien Premier ministre Fouad Siniora en tête, qui étaient au premier rang, aux côtés de Taymour Joumblatt, de May Chidiac (Forces libanaises) et d’autres figures du 14 Mars, dont le député Kataëb Elie Marouni et Mme Nayla Moawad. M. Hariri a d’ailleurs rendu un hommage appuyé à son "allié" Walid Joumblatt, chef du Parti socialiste progressiste, à Mme Chidiac et aux autres représentants des Forces libanaises. L’ambassadeur d’Arabie saoudite, Walid Boukhari, a été acclamé par la foule lorsqu’il est apparu avant le discours de M. Hariri au balcon de la Maison du centre, en compagnie du mufti Deriane. Un grand nombre d’ambassadeurs de pays occidentaux, notamment la France et les Etats-Unis, étaient également présents, mais aucun responsable du CPL (fondé par le chef de l'Etat, Michel Aoun) n'a par contre été convié à l'événement.
L’ancien chef du gouvernement a longuement accusé le parti aouniste d'avoir torpillé l'approvisionnement du pays en électricité. "Rafic Hariri avait garanti l'électricité 24h/24, mais qui a fait revenir le rationnement du courant ? Qui a pris la tête du ministère de l'Energie après 2005 ? (date de l’assassinat de Rafic Hariri dans un attentat à la camionnette piégée) Qui a fait en sorte que le coût de l'électricité atteigne 50% du déficit public ?", s'est-il interrogé, la foule conspuant copieusement à chaque fois M. Bassil. "J'assume la responsabilité de cette crise, mais cette responsabilité est partagée avec le chef de l'Etat et le président de la Chambre", a-t-il ajouté. "Depuis l'assassinat de Rafic Hariri, il y a eu une longue série d'obstructions à l'action de l'Etat libanais et, depuis 2005, nous avons perdu de nombreuses années à cause de ces obstructions, que certains ont tenu à attribuer au haririsme politique", a-t-il lancé. Il a relevé sur ce plan, en faisant une rétrospective des blocages provoqués par le camp du 8 Mars, que la politique d'obstruction avait paralysé le pays pendant près de 7 ans en tout, de manière entrecoupée, depuis 2005.
Concernant le cabinet de Hassane Diab, M. Hariri a estimé que "le gouvernement aujourd'hui est celui du mandat, alors que la moitié de ce mandat a été passé à essayer de faire obstruction et a causé l'effondrement du pays".
(Lire aussi : 14 février : le « come-back » souverainiste de Saad Hariri)
Critiques voilées contre le Hezbollah
M. Hariri a par ailleurs critiqué à mots couverts le Hezbollah, affirmant qu’il était indispensable d’avoir de bonnes relations avec les pays du Golfe, Arabie saoudite et Emirats arabes unis en tête, mais que cela était "impossible tant qu’une partie attaquait régulièrement ces pays". "L'argent liquide venant d'Iran peut résoudre les problèmes d'un parti, pas ceux d'un Etat", a-t-il dit, en allusion au fait que le chef du parti pro-iranien Hassan Nasrallah a assuré à ses partisans qu’ils continueraient d’être payés même en cas d’effondrement économique.
S’adressant à la communauté sunnite, M. Hariri a estimé que ses membres ne devaient pas se sentir exclus parce qu’il a décidé de démissionner, peu après le début du soulèvement, sous la pression de la rue, alors que les représentants des autres communautés sont restés au pouvoir. "Je suis parti par ma volonté, car les responsables doivent écouter la voix des gens", a-t-il dit, rendant hommage à l’archevêque maronite de Beyrouth, Mgr Boulos Abdel Sater, qui a appelé les responsables à démissionner.
L’ancien Premier ministre a par contre reconnu que le courant du Futur souffrait d’un problème de liquidités, mais assuré qu’il finirait par payer tous les employés des différentes institutions qui attendent leurs salaires depuis des mois. A noter que la Future Television qui ne diffuse plus de programmes en direct depuis des mois a retransmis le discours de M. Hariri et la cérémonie de commémoration.
"Ces deux derniers mois, nous avons entendu des supputations selon lesquelles le courant du Futur était fini, que Saad Hariri avait voyagé et ne reviendrait pas au Liban, que l'Arabie saoudite, les Etats-Unis et le monde ne voulaient plus de lui... Mais le courant du Futur, le courant de Rafic Hariri, est toujours là !", a lancé Saad Hariri.
M. Hariri a en outre annoncé qu'un "chantier" allait être lancé au sein du courant du Futur, avec la prochaine tenue d‘un congrès et d’élections internes. Une annonce qui a été chaudement applaudie par les partisans de la formation. "Enfin ! Nous souhaitons une restructuration du parti, il en était temps. Et Saad doit désormais réfléchir avant de faire des compromis", a affirmé Mosbah, un jeune homme venu de Bchamoun pour applaudir son leader.
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